Reprise du travail après le 11 mai 2020 : « ne rien faire » n’est pas une option

A compter du 11 mai 2020, un déconfinement progressif commence en France. Cette décision de l’exécutif ouvre la voie à une reprise du travail dans les entreprises.

Reprise du travail le 11 mai

Malheureusement, le redémarrage ne peut se faire en reprenant simplement les habitudes et l’organisation antérieures, pour les entreprises ayant des salariés. En effet le Code du travail fait peser sur tout employeur de droit privé une obligation générale de préserver la santé de ses salariés :

« L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent :

1° Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l’article L. 4161-1 ;

2° Des actions d’information et de formation ;

3° La mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.

L’employeur veille à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes. » (art. L.4121-1 c. trav.)

Depuis de nombreuses années, la jurisprudence interprète cette obligation de santé-sécurité comme une obligation de résultat. Si un salarié peut démontrer que sa santé a été impactée en raison du comportement de son employeur, celui-ci lui doit réparation. Outre l’allocation de dommages-intérêts, le salarié aussi peut envisager d’aller sur le terrain pénal. S’agissant d’un virus potentiellement mortel comme le COVID-19, l’employeur pourrait être exposé à des plaintes ou poursuites pour « mise en danger délibéré d’autrui » voire « homicide involontaire » (cf. art. 121-3 et 221-6 du Code pénal).

La plus grande prudence est donc de mise dans le contexte généré par le Coronavirus, comme l’annoncent les premières décisions de justice intervenues depuis début avril (I).

Là où une reprise du travail en présentiel s’imposera, de nombreuses précautions devront donc être prises (II). Certains employeurs opteront pour la poursuite des principales mesures adoptées lors du confinement (télétravail et activité partielle), en les reconsidérant éventuellement. En procédant ainsi, les entreprises seront tout d’abord à même de rassurer leurs salariés, de les mettre dans de bonnes conditions pour leur permettre de remplir leurs fonctions. Au-delà de cette approche « RH », l’employeur réduira son risque contentieux. A n’en pas douter en effet, différents litiges sont en germe dans la situation actuelle et il convient de s’en prémunir. L’employeur devra pouvoir démontrer le cas échéant qu’il a fait de son mieux pour préserver la santé de ses salariés.

I. Diverses décisions judiciaires récentes incitent à la prudence

Plusieurs décisions de justice sont déjà intervenues concernant le Coronavirus, au cours des mois d’avril et mai 2020. Elles montrent que les magistrats font preuve de sévérité s’ils estiment insuffisantes les mesures prises pour préserver la santé de leurs salariés. Dans ces décisions, rendues en référé, le juge n’hésite pas à imposer à l’employeur, sous astreinte, la réduction de son activité voire un arrêt pur et simple, tant qu’une démarche approfondie de prévention des risques et de protection de la santé des salariés n’aura pas été mise en œuvre.

A – Tribunal Judiciaire de Lille, 03/04/2020 (ADAR)

L’ADAR, association d’aide à domicile employant 900 salariés chargés d’accomplir diverses tâches au profit de personnes en perte d’autonomie (aide au lever et au coucher, entretien du logement, achat de produits alimentaires, etc.), a été sommée de mieux protéger ses salariés, en prenant les mesures d’urgence propres à garantir la sécurité de son personnel.

Un membre du personnel, délégué syndical CGT, a saisi l’inspection du travail, considérant que les salariés n’étaient pas suffisamment équipés face au risque de contracter le COVID-19 pendant leurs interventions à domicile. L’association a été contactée par l’administration du travail pour présenter ses explications. Celles-ci n’ayant pas été considérées comme suffisantes, l’inspection du travail a porté l’affaire devant le Tribunal Judiciaire (TJ) de Lille.

Cette juridiction a condamné l’association à adopter les dispositions permettant de remédier à cette situation. Elle a dû mettre en œuvre, dans un délai de trois jours, une douzaine de mesures. Par exemple, si ses « clients (…) présentent un symptôme ou ont (…) été diagnostiqués positifs », ils doivent porter un masque lorsque le salarié se rend chez eux ; ce dernier, dans un tel cas de figure, doit, pour sa part, être équipé en conséquence (gants, charlotte, blouse, masque, etc.). L’association employeur est également tenue de « définir par écrit » les critères pour poursuivre ou aménager ses « prestations », puis elle doit dresser « la liste des interventions supprimées et (…) maintenues » : autrement dit, le tribunal lui impose de faire le tri dans ses activités et d’en supprimer certaines…

B – Tribunal Judiciaire de Lille, 14/04/2020 (Carrefour Market de Villeneuve D’Ascq)

Saisi par la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) et la fédération des Services CFDT, le TJ a estimé que ce magasin mettait en danger les salariés et les clients en n’adaptant pas les règles de sécurité contre le Covid-19

L’ordonnance de référé impose à la société de prendre plusieurs mesures :

  • La distanciation sociale doit être appliquée, notamment lors du réassortiment des marchandises.
  • Les rayons concernés par le réassort doivent être inaccessibles aux clients au moyen d’un dispositif empêchant le passage, par exemple au moyen d’un dispositif de rubans de signalisation.
  • La circulation doit se faire par les allées latérales du magasin qui sont plus larges pour réduire le risque de croiser une personne à moins d’un mètre.
  • port du masque de protection pour les salariés ;
  • port de gants en permanence ou du lavage des mains à une fréquence imposée pour tous les salariés.

C – Cour d’Appel de Versailles, 24/04/2020 (Amazon France Logistique)

La cour d’appel confirme une ordonnance rendue le 14 avril 2020 en ce qu’elle a ordonné à la société employeur de procéder, en y associant les représentants du personnel, à l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de COVID-19 sur l’ensemble de ses entrepôts ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues à l’article L. 4121-1 c. trav. en découlant.

En outre, elle ordonne, dans l’attente de la mise en œuvre des mesures ordonnées ci-dessus, à Amazon France Logistique, dans les 48 heures de la notification de l’arrêt, de restreindre l’activité de ses entrepôts aux seules opérations de réception des marchandises, de préparation et d’expédition des commandes des produits, tels que figurant sur le catalogue de la société à la date du 21 avril 2020, suivants : -Hich-tech, Informatique, Bureau -“Tout pour les animaux” dans la rubrique Maison, Bricolage, Animalerie -“Santé et soins du corps”, “Homme”, “Nutrition”, “Parapharmacie” dans la rubrique Beauté, Santé et Bien-être -Epicerie, Boissons et Entretien.

Passé ce délai de 48 heures, pour chaque réception, préparation et/ou expédition de produits non autorisés, et ce pendant une durée maximale d’un mois, une astreinte de 100 000 euros peut être prononcée.

D – Tribunal Judiciaire du Havre, 07/05/2020 (Renault Sandouville)

Saisie par la CGT, la justice a contraint la société Renault à fermer son usine de Sandouville (76) en raison de mesures de protections jugées insuffisantes face au Covid-19. Le constructeur automobile a annoncé qu’il faisait appel.

L’ordonnance de référé rendue par le tribunal judiciaire du Havre condamne Renault “à suspendre la reprise de la production” car celle-ci ne “permet pas d’assurer (…) la sécurité des travailleurs de l’usine face au risque lié au Covid-19“.

L’usine, qui compte 1 848 collaborateurs, avait repris partiellement son activité le 28 avril après l’avoir arrêtée le 16 mars à cause de l’épidémie. Elle a été arrêtée le 7 mai après-midi. La production est suspendue “le temps de la mise en place effective” de mesures comme “organiser et dispenser pour chacun (des) salariés avant qu’ils ne reprennent le travail une formation pratique et appropriée“.

Le tribunal condamne aussi Renault à mettre “en œuvre des actions de prévention ainsi que des méthodes de travail et de production garantissant un meilleur niveau de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs“. Il demande aussi “une régularisation de la procédure de consultation du CSE”. La société doit en outre “modifier tous les plans de prévention ainsi que les protocoles de sécurité“.

Ces quelques décisions, fortement commentées, illustrent les risques qui pèsent sur les employeurs ne prenant pas les précautions suffisantes.

II. Diverses précautions indispensables à la reprise du travail en présentiel

Le Ministère du Travail a diffusé le 3 mai son « protocole national de déconfinement pour assurer la santé et la sécurité des salariés » : un ensemble de bonnes pratiques à mettre en œuvre par les employeurs. Ce document n’est pas impératif. Néanmoins il sera certainement pris en compte à l’avenir par les tribunaux, comme référence pour apprécier si les mesures prises par l’employeur avaient une consistance suffisante ou non en matière de santé au travail. De nombreuses fiches pratiques, par secteurs (branches) ont aussi été élaborées. Sans prétendre exposer les diverses préconisations ministérielles, nous présentons ci-après les principales.

A) Un travail important à faire avant le retour des salariés

1°/ Un diagnostic des risques professionnels encourus : l’actualisation du DUER (OU DUERP)

Quelle que soit sa taille, toute entreprise a l’obligation d’évaluer les risques professionnels auxquels sont exposés les salariés, afin de garantir leur santé et leur sécurité au travail (art. R. 4121-1 c. trav.). Ces risques sont retranscrits dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUER ou DUERP). Celui-ci doit être tenu à jour, et régulièrement actualisé.

Ce document, qui est consultable par les salariés, doit être mis à jour annuellement (sauf dans les entreprises < 11 salariés), et ponctuellement dans deux situations : cas de décision d’aménagement important et apparition de nouveaux risques…La reprise du travail dans le contexte du COVID-19 implique indéniablement une mise à jour du DUER.

Cet outil permet de préciser, pas à pas, en face de chaque zone de risque identifiée dans les unités de travail, les mesures mises en œuvre pour réduire ces risques.

Par exemple, l’accueil d’un visiteur extérieur à l’entreprise peut constituer une source de diffusion du virus. Les solutions à mettre en œuvre peuvent être la mise à disposition de gel et de masques à l’accueil, le fait de laisser diverses portes ouvertes pour ne pas avoir à toucher les poignées, la désactivation des ascenseurs,… ou au contraire l’interdiction de toute visite physique, au profit de visio-conférences.

2°/ Une réflexion sur les circulations au sein de l’entreprise

Le protocole national prévoit le respect des fameux « gestes barrières » au sein de l’entreprise, notamment se tenir à au moins 1 mètre des autres salariés. En tenant compte de la corpulence moyenne en France, le Ministère du travail pose le principe d’une surface individuelle minimale de 4 m² par personne, y compris lorsque les salariés doivent circuler dans l’entreprise. Cette règle conduit à limiter le nombre maximal de personnes accueillies en même temps dans les locaux.

En outre, chaque entreprise doit penser un sens de circulation au sein de ses locaux, de l’arrivée jusqu’au départ des salaries, en passant par les différentes étapes de la journée, permettant d’assurer ces distances minimales.

Un décalage des heures d’arrivée et de départ, de pause, etc. peut être envisagé afin de pouvoir éviter aux salariés de se croiser sans respect de la distance d’1 mètre.

Comme l’indique le Ministère : « L’équilibre à trouver est délicat : une régulation excessive des circulations peut conduire à des pratiques de contournement (…). Des plans de circulation doivent être mis en œuvre mais sous une forme incitative plutôt que contraignante (fluidifier plutôt de ralentir). »


Dans les entreprises disposant de représentants du personnel, le CSE doit être associé à ce travail préparatoire.

B) Une vigilance à maintenir une fois les salariés revenus

1°/ L’anticipation du retour des salariés

Le Protocole national rappelle en détail les gestes barrières, et insiste sur la nécessité de se reposer sur des règles collectives plutôt que sur des Equipements de Protection Individuelle (EPI). Il énonce que la doctrine générale en matière de prévention des risques professionnels est « d’utiliser les EPI en dernier recours, lorsqu’il est impossible de recourir à une solution de protection collective de nature technique (écrans physiques, espacement des postes de travail, etc.) ou organisationnelle (décalage des horaires, dédoublement des équipes, etc. ».

Les performances des EPI sont en effet étroitement dépendantes du respect de conditions d’utilisation idéales, lesquelles se trouvent rarement réunies en pratique. Leur utilisation peut alors procurer un sentiment indu de sécurité et même devenir contreproductive en conduisant à l’abandon des gestes de prévention.

Les EPI sont donc un complément des mesures de protection collectives et ne s’y substituent pas.

Lorsque les EPI sont à usage unique leur approvisionnement constant et leur évacuation doivent être organisés par l’employeur. Selon le Protocole : « Les déchets potentiellement souillés sont à jeter dans un double sac poubelle, à conserver 24 heures dans un espace clos réservé à cet effet avant élimination dans la filière ordures ménagères. Lorsqu’ils sont réutilisables, leur entretien, notamment leur nettoyage selon les procédures adaptées, doit être organisé ».

2°/ Se doter de règles en cas de contamination d’un salarié une fois que l’activité a repris

Des campagnes de dépistage du COVID-19, organisées par les entreprises pour leurs salariés, ne sont pas autorisées.

En revanche, toute entreprise doit disposer en amont des règles à appliquer au cas où l’un de ses salariés serait atteint. Ce protocole peut être rédigé le cas échéant avec la médecine du travail : il vise à prendre en charge sans délai des personnes symptomatiques afin de les isoler rapidement dans une pièce dédiée et de les inviter à rentrer chez eux et contacter leur médecin traitant. Il vise aussi à faciliter l’identification des personnes contacts en cas de survenu d’un cas avéré.

3°/ Veiller au nettoyage et à la désinfection des locaux

Le Protocole national insiste sur la nécessité de nettoyer et désinfecter soigneusement les outils et lieux de travail, lors de la réouverture puis quotidiennement . « Le terme désinfection utilisé ici vise la destruction du coronavirus avec un produit actif sur ce virus ». Il présente ainsi les fréquences de nettoyage souhaitables : Nettoyage fréquent des surfaces et des objets qui sont fréquemment touchés (plusieurs fois par jour) ; Nettoyage journalier des sols ; Nettoyage journalier des matériels roulants, infrastructure de transport, aéronefs.

Parmi les conseils pratiques donnés, retenons :

  • « Ne pas remettre en suspension dans l’air les micro-organismes présents sur les surfaces (ne pas secouer les chiffons…), mais employer des lingettes pré-imbibées, des raclettes… »
  • « Pour les moquettes, utiliser un aspirateur muni d’un filtre HEPA, retenant les micro-organismes de l’air rejeté par l’aspirateur » ;
  • « Bien aérer après le bionettoyage ».

Face aux contraintes exposées ci-dessus, il est probable que certaines entreprises feront le choix de continuer à bénéficier du dispositif d’activité partielle, au moins quelques semaines afin d’être convenablement préparées au retour des salariés.

L’autre mesure phare du confinement a aussi de beaux jours devant elle : pour le Gouvernement, le télétravail doit se poursuivre autant que cela est possible. Rappelons que ce dispositif repose en principe sur le volontariat du salarié. Mais un article introduit en septembre 2017 dans le Code du travail, qui permet d’imposer ce télétravail, s’applique indéniablement à la période actuelle :

« En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés. ». (art. L.1222-11)


Un autre enjeu important sera celui de l’information des salariés à leur retour au travail, voire de leur formation aux nouveaux gestes et nouvelles procédures : vastes sujets.

Ainsi, quelle que soit la taille de l’entreprise, à partir du 11 mai, « ne rien faire » n’est pas une option envisageable. D’importants changements s’imposeront à tous.

Xavier CAROFF, Avocat, en charge du Pôle Social
Bernard RINEAU, Avocat Associé