Démarchage ou détournement de clientèle ?

Les conséquences du départ d’un salarié ayant créé une société concurrente ou ayant été embauché par la concurrence sont source d’inquiétudes.

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Confrontée à une perte de clientèle à la suite du départ d’un salarié, une entreprise doit être en mesure de distinguer la concurrence loyale de la concurrence déloyale. S’agit-il d’un démarchage licite ou d’un détournement de clientèle illégal ? Quelques indications pour y répondre.

I. Le démarchage de clientèle est en principe licite

La clientèle ne fait l’objet d’aucun droit privatif[1].

Sa conquête et son exploitation participent de la mise en œuvre de la liberté du commerce et de l’industrie[2] : celle-ci autorise, en principe, toute personne privée à accéder au marché de son choix, pour y conquérir une clientèle, peu importe que cette dernière soit déjà exploitée par un concurrent.

Ainsi, un salarié est libre de prospecter la clientèle que son ancien employeur exploitait jusqu’alors[3]. Il peut solliciter les contacts qu’il avait précédemment noués avec cette clientèle[4].

Et, si le salarié parvient, par ce simple démarchage loyal, à déplacer la clientèle au profit de sa société nouvellement créée ou de son nouvel employeur, rien ne peut lui être reproché : être meilleur et plus compétitif n’est pas condamnable !

Certains indices permettent aux juges de conclure au démarchage licite de clientèle. C’est notamment le cas lorsque les clients étaient mécontents des prestations de l’entreprise[5] ou lorsqu’ils avaient noué des liens privilégiés avec la personne qui les a ensuite démarchés[6].

Quelques cas de jurisprudence permettent d’appréhender ces circonstances, à savoir notamment que :

  • Un salarié peut utiliser des informations relatives à la clientèle de son ancien employeur, dès lors que ces informations ne sont pas confidentielles ou ne relèvent pas d’un savoir propre à ce dernier[7] ;
  • Un ancien salarié d’une société peut utiliser les contacts qu’il a précédemment tissés avec la clientèle de celle-ci, dès lors que l’existence de manœuvres déloyales ou d’un démarchage systématique n’est pas démontrée[8] (cf. infra II) :
  • c’est le cas notamment d’un ancien salarié d’une agence immobilière qui contacte les clients de son ex-employeur et les aide à résilier leur mandat de gestion[9] ;
  • c’est le cas notamment d’un ancien salarié qui a créé une société concurrente, laquelle a adressé une lettre circulaire aux clients de l’ex-employeur dans laquelle elle leur propose ses services[10] ;
  • c’est le cas notamment d’un ancien salarié qui a simplement informé les clients de son départ de l’entreprise, lesquels ont décidé de le suivre en raison des liens de confiance noués avec lui[11].

II. Le démarchage illicite procède de moyens déloyaux

L’acte constitutif de concurrence déloyale peut être défini comme tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale.

Si le démarchage de la clientèle est libre, les moyensemployés pour y parvenir doivent rester loyaux[12].

Le démarchage de la clientèle peut être qualifié d’acte de concurrence déloyale et engager la responsabilité de la personne qui en est à l’origine s’il est, par exemple, accompagné de la diffusion de propos dénigrants, de l’instauration d’une confusion dans l’esprit de la clientèle et/ou s’il résulte du débauchage ciblé de certains salariés occupant précédemment des postes clés en lien direct avec la clientèle convoitée.

La plupart du temps, les magistrats se fondent sur plusieurs circonstances de faits pour considérer que le démarchage est illicite.

La multiplicité des procédés déloyaux employés augmente les chances de faire reconnaître un détournement de clientèle, car si chacun des éléments stigmatisés ne caractérise pas en soi une démarche fautive, l’ensemble peut dénoter une attitude délibérément déloyale envers l’ancien employeur[13].

C’est le cas par exemple lorsqu’une entreprise procède à un débauchage d’un salarié ayant un poste clé chez son concurrent, et que ce dernier une fois en poste utilise une fausse identité pour capter la clientèle de la société concurrencée[14], ou détourne les correspondances électroniques de son ancien employeur afin de prendre contact avec sa clientèle[15].

La jurisprudence et la doctrine ont peu à peu élaboré une liste non exhaustive des manœuvres fautives, constitutives de concurrence déloyale :

A. Le dénigrement 

Le dénigrement est constitué lorsque des propos dénigrants visent les produits, l’activité d’une entreprise ou le concurrent lui-même, et sont tenus dans le but d’inciter une partie de la clientèle de l’entreprise visée à s’en détourner[16].

Un tel comportement se distingue de la simple critique dans la mesure où il émane d’un acteur économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur, quand bien même l’information dénigrante divulguée serait exacte[17].

B. La désorganisation de l’entreprise par un débauchage massif ou systématique

Le démarchage de clientèle est illicite lorsqu’il est concomitant à la désorganisation de l’entreprise, laquelle peut résulter du débauchage fautif de salariés du concurrent, du détournement de commandes, du détournement de données stratégiques, ou encore d’un démarchage systématique ou massif de la clientèle.

Dans cette dernière hypothèse, il faut pouvoir prouver que le concurrent dirige méthodiquementsa prospection vers la clientèle que l’entreprise victime exploite[18]. Autrement dit, le concurrent cible principalement, voire uniquement, la clientèle de l’entreprise exploitée.

Cela correspond à des cas particuliers.

Par exemple, le démarchage est considéré systématique lorsque l’entreprise concurrencée apporte la preuve d’un ratio conséquent du nombre des clients captés par rapport à l’importance de sa propre clientèle[19].

C’est également le cas quand l’entreprise parvient à prouver une importante rapidité de ce déplacement de clientèle[20].

C. L’imitation risquant d’entraîner la confusion dans l’esprit de la clientèle

Les procédés visant à semer la confusion dans l’esprit des consommateurs peuvent prendre des formes diverses.

A titre d’exemple, le démarchage des annonceurs d’un concurrent par un éditeur se présentant faussement comme envoyé par celui-ci pour leur proposer un nouveau passage de leur annonce dans ce journal, est considéré comme illicite car s’étant accompagné de manœuvres visant à semer la confusion dans l’esprit des clients[21].

Il en est de même du cédant d’un salon de coiffure ayant envoyé à ses anciens clients un message publicitaire au dos duquel figurait un plan détaillé et précis de l’itinéraire à suivre pour se rendre du salon cédé au nouveau salon qu’il avait créé[22]. Dans ce cas d’espèce, les juges ont considéré que les termes du message avaient créé une confusion possible entre les deux salons, l’expression « nouveau salon » laissant penser que les deux établissements étaient liés.

D. Le parasitisme

Le parasitisme consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis[23].

A titre indicatif, les juges estiment qu’en reproduisant servilement ou en imitant le signe distinctif (autre que la marque), par exemple le produit ou les documents commerciaux exploités par le demandeur à l’action en parasitisme, le concurrent a manifesté la volonté de se placer dans son sillage[24].

III. Quid des fichiers clients ?

Les fichiers clients de l’entreprise, auxquels le salarié a eu accès ou auxquels il a contribué au cours de l’exécution de son contrat de travail, demeurent des données appartenant exclusivement à l’entreprise.

Le détournement du fichier clients d’un concurrent pour démarcher sa clientèle constitue un procédé déloyal à lui seul et est suffisant à caractériser un détournement de clientèle illicite[25], comme les moyens cités supra (II).

Le fait que le détournement de fichiers a conduit au départ d’un seul client est sans incidence sur le caractère fautif des détournements[26].

Les juges ont longtemps estimé que seule l’utilisation de ces fichiers était fautive[27], et non leur simple conservation sur le disque dur d’un ordinateur[28].

La Cour de cassation semble être revenue sur cette logique dans un récent arrêt du 7 décembre 2022.

En effet, une Cour d’appel avait retenu que le transfert à la société Valhestia, par des ex-salariés de la société Foncia GIEP, des listes de résidences gérées par cette dernière et de listes des adresses de messagerie électronique des conseils syndicaux de résidences également gérées par cette société, et obtenues alors qu’ils en étaient salariés, n’était pas fautif en l’absence de preuve de l’exploitation de ces informations par un moyen fautif de la part de ces anciens salariés de la société Foncia GIEP.

La Haute Cour a finalement cassé l’arrêt au motif que la seule détention, par la société, d’informations confidentielles relatives à l’activité de son concurrent, obtenues par d’anciens salariés de cette dernière, en cours d’exécution de leurs contrats de travail, et qui avaient contribué à sa création, constituait un acte de concurrence déloyale.

Ce raisonnement est bienvenu.  

Aussi, de ce fait, l’utilisation de la méthode de « perquisition civile », plus précisément appelée « le référé probatoire », fondée sur l’article 145 du code de procédure civile, laquelle peut permettre de démontrer qu’une entreprise concurrente détient un fichier clientèle confidentiel, constituera une arme d’autant plus redoutable dans les contentieux en matière de concurrence déloyale.

Enfin, il doit être rappelé que le détournement de fichier clients de l’ex-employeur est également constitutif du délit d’abus de confiance, défini à l’article 314-1 du code pénal comme « le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé ».

A cet égard, la Cour de cassation juge que « ces deux actions, l’une délictuelle et l’autre contractuelle, qui tendent à la réparation d’un préjudice différent peuvent se cumuler »[29].

IV. Agir en amont

L’entreprise qui se prétend victime d’un acte de concurrence déloyale, notamment d’un détournement de clientèle, doit toujours en rapporter elle-même la preuve.

En matière de concurrence déloyale, cette capacité à apporter la preuve des actes déloyaux constitue le nerf de la guerre.

Bien souvent, l’épreuve est contraignante, d’autant plus qu’on ne peut pas se contenter d’invoquer une baisse de son chiffre d’affaires[30].

Nombreux sont les chefs d’entreprise qui considèrent qu’en matière de concurrence déloyale, quand le mal est fait, il est déjà trop tard.

Nous partageons l’idée qu’il est toujours mieux de prévenir que de guérir.

Dans ces conditions, il ne peut qu’être conseillé de prévoir en amont plusieurs mécanismes de protection, et notamment des clauses de non-concurrence aux contrats de travail des employés voués à occuper des postes clés dans l’entreprise.

Un accompagnement juridique s’avère utile pour la rédaction de ce type de clause qui doit répondre à certaines exigences, telles que la limitation dans le temps et dans l’espace, ainsi que la contrepartie financière. Il peut également être intéressant d’y prévoir une clause pénale, afin d’établir un montant forfaitaire de dommages et intérêts automatiquement dû en cas de caractérisation d’actes de concurrence (ce qui permet de s’épargner l’autre difficulté de l’évaluation du préjudice).

De même, une clause de confidentialité post-contractuelle pourrait être bienvenue dans certains contrats de travail.

Bernard RINEAU, Avocat associé

Charlotte QUILLIER, Avocat


[1] CA Toulouse, 25 sept. 2013, n° 11/05271

[2] Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-16.936

[3] Cass. com., 14 févr. 2018, n° 15-25.346

[4] CA Lyon, 2 avr. 2015, n° 12/04716 ; CA Lyon, 7 avr. 2016, n° 15/00006 ; Cass.com., 23 oct. 2007, n° 05-17.155

[5] CA Versailles, 4 juin 2019, n° 18/01369

[6] CA Douai, 15 nov. 2018, n° 17/02291

[7] Cass. com. 11-2-2003 n° 00-15.149

[8] Cass. com. 23-10-2007 n° 05-17.155 ;

[9] CA Versailles 26-11-2009 n° 08-3261

[10] Cass. com. 9-6-2015 n° 14-13.263

[11] Cass. 1e civ. 6-6-2018 n° 17-13.101 ; Cass. com. 2-12-2020 n° 18-23.725

[12] Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-16.936 ; Cass. com., 9 juin 2015, n° 14-13.263 ; Cass. com., 14 févr. 2018, n° 15-25.346

[13] CA Colmar, 21 mai 2014, n° 12/03502 ; Cass. 1re civ., 21 mars 2018, n° 17-14.582

[14] CA Chambéry, 26 juin 2018, n° 16/02379 :

[15] CA Versailles 8-10-2008 n° 08-5483

[16] Cass. 1re civ., 11 juill. 2018, n° 17-21.457 ; CA Paris, 14 avr. 2016, n° 15/20567

[17] Cass. com., 8 juin 2017, n° 15-26.151

[18] CA Aix-en-Provence, 2 mai 2019, n° 16/10598

[19] CA Grenoble, 30 juin 2009, n° 07/02700

[20] CA Paris, 6 mars 2003, n° 2001/06197

[21] CA Rouen 13-2-1992 : RJDA 3/92 n° 307

[22] CA Paris 18-10-1994 n° 92-19219

[23] Cass. com., 10 juill. 2018, n° 16-23.694 ; Cass. com., 4 févr. 2014, n° 13-11.044 ; Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-24.399

[24] Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-27.225

[25] Cass. com. 12-5-2021 n° 19-17.714

[26] CA Versailles 26-11-2009 n° 07-2336

[27] Cass. com., 18 févr. 1997, n° 94-18.367 ; CA Versailles, 17 oct. 2013, n° 12/05871 ; CA Lyon, 25 sept. 2014, n° 13/03649

[28] CA Paris, 4 juill. 2019, n° 17/05814

[29] Cass. Com., 24 mars 1998, n° 96-15.694, publié au bulletin.

[30] Cass. com., 26 oct. 2010, n° 09-71.313

Une banque est susceptible d’engager sa responsabilité pour rupture abusive de son concours à durée indéterminée, quand bien même le formalisme légal prévu à l’article L.313-12 du code monétaire et financier aurait été respecté.

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La liberté contractuelle protège le droit de contracter ou de ne pas contracter. En principe, une banque est libre de résilier unilatéralement et à tout moment un concours bancaire qu’elle a octroyé à une entreprise pour une durée indéterminée (ex : autorisation de découvert).

Sans revenir sur ce droit, le législateur a voulu contraindre les établissements de crédit à respecter des formes et délais pour protéger le débiteur contre une rupture ou une réduction abusive du concours bancaire octroyé à durée indéterminée.

En effet, l’admission d’une rupture unilatérale d’un crédit consenti à une entreprise est susceptible d’avoir des répercussions très graves : si l’entreprise bénéficiaire connaît déjà certaines difficultés financières, une rupture brutale pourrait les aggraver, voire entraîner l’ouverture d’une procédure collective.

Ainsi, à l’évocation de la notion de rupture abusive d’un concours indéterminé est souvent soulevé l’article L.313-12 du code monétaire et financier (I).

Mais le seul respect du formalisme exigé par ledit article ne suffit pas forcément à écarter le caractère abusif de la rupture d’un crédit : la banque doit également respecter les conditions du droit commun contractuel, et notamment adopter un comportement loyal (II).

I. La rupture abusive à l’aune du droit spécial

L’article L. 313-12 du code monétaire et financier exige des établissements de crédit et des sociétés de financement un formalisme strict (A), ainsi qu’une transparence sur les motifs de la rupture (B).  A défaut, la rupture du crédit peut être qualifiée d’abusive.

A noter au préalable que ledit article s’applique aux concours autres qu’occasionnels. Il résulte que les facilités de caisse ponctuelles ne rentrent pas dans le champ d’application de ces dispositions : la banque pourra se dispenser du formalisme exigé par l’article L. 313-12 du code monétaire et financier dans ce cas. Cependant, en cas de réitération des facilités de caisse[1], ou d’une durée particulièrement longue des positions débitrices en découlant[2] sans réaction du banquier[3], le juge pourra considérer l’existence d’une ouverture de crédit tacite[4] et ainsi, faire application de l’article L.313-12.

A.    La banque doit respecter un formalisme strict

a)             L’envoi d’une notification faisant courir un préavis minimal de 60 jours

Qu’il s’agisse d’une réduction ou d’une interruption du concours bancaire, l’article L.313-12 du code monétaire et financier contraint la banque à :

  • notifier au débiteur sa décision par écrit ;
  • respecter un préavis minimal de 60 jours pour lui permettre de trouver d’autres alternatives de financement.

La Cour de cassation refuse systématiquement toute adaptation à la hausse de ce délai de préavis, qu’il s’agisse de tenir compte de la situation financière de la société[5], de l’état de santé du gérant[6] ou encore de la relation particulière entretenue avec la banque[7].

Il n’est pas non plus possible de contourner ce délai légal en évoquant l’article L.442-6, I 5 du code de commerce, relatif à la rupture des relations commerciales établies[8].

Seul un préavis contractuel plus long pourrait faire obstacle à l’application du préavis légal.

b)             Cas de dispense du délai de préavis

La banque n’est pas tenue de respecter ce délai de préavis minimal de 60 jours dans deux cas précis prévus par la loi :

  • En cas de comportement gravement répréhensible du bénéficiaire du crédit

Cela suppose que l’emprunteur ait eu un comportement d’une gravité telle que le lien de confiance qu’il entretenait avec la banque a été rompu[9].

Par exemple :

  • L’emprunteur a commis une infraction pénale[10] ;
  • Il a dépassé de manière importante et durable le crédit accordé[11] ;
  • Il est à l’origine de flux financiers anormaux[12].
  • En cas de situation irrémédiablement compromise du bénéficiaire du crédit

Cela suppose que l’emprunteur soit dans une situation financière désespérée, qu’il soit voué à la liquidation judiciaire, ou à tout le moins à un redressement judiciaire avec plan de redressement[13].

A noter que, dans ces deux situations, la banque ne peut se dispenser que du préavis : l’exigence de notification est maintenue[14], et il doit en être de même de l’obligation de motivation à sa charge, évoquée ci-dessous.

B.     La banque doit motiver sa décision de rupture

L’article L.313-12 du code monétaire et financier contraint la banque à justifier sa décision de réduction ou d’interruption de son concours, à la seule demande de l’emprunteur.

La loi n’enferme pas cette obligation de motivation dans une limite temporelle : la jurisprudence a donc récemment retenu que le bénéficiaire du crédit était en droit de solliciter de la banque ses motifs de rupture pendant la durée du préavis légal, et même au-delà[15].

Il s’agit là d’une disposition particulière, puisque la liberté contractuelle voudrait en principe que la banque n’ait pas à expliquer sa décision de résilier le crédit.

Il ne peut qu’être conseillé au chef d’entreprise de requérir systématiquement les explications de son établissement de crédit relatives à la rupture du concours bancaire, si celles-ci ne sont pas déjà indiquées dans le courrier de notification.

La seule absence de réponse de la banque permet de qualifier d’abusive la rupture du crédit. Il restera cependant à déterminer le préjudice subi par l’emprunteur dans cette situation précise, l’octroi d’un montant forfaitaire de dommages et intérêts étant écarté[16].

Enfin, au travers de cette disposition favorable au débiteur, le législateur semble vouloir rééquilibrer le rapport de force entre l’établissement de crédit et l’emprunteur, en inversant la charge de la preuve relative à la bonne foi du cocontractant : sur demande du débiteur, la banque doit en effet justifier de ses motifs et de leur légitimité, soit indirectement de sa bonne foi.

Cela n’est pas sans lien avec les exigences du droit commun.

II. La rupture abusive à l’aune du droit commun

A.    La banque doit adopter un comportement loyal

L’article 1104 du code civil impose une obligation générale de loyauté et de bonne foi à tout cocontractant.

Cette obligation s’applique à tout type de contrat, y compris les concours bancaires et conventions de crédit.

La banque, comme n’importe quel cocontractant, doit donc se montrer loyale et de bonne foi envers l’emprunteur.

Par conséquent, les juges du fond n’hésitent pas à qualifier d’abusive la rupture d’un concours bancaire, au motif que la banque aurait adopté un comportement déloyal.

A titre d’exemple, par un arrêt du 17 janvier 2022, la Cour d’appel de Bordeaux a retenu l’abus de droit dans un dossier où la banque avait prétendu justifier la rupture de son concours pour des incidents minimes [17] :

« Il n’en demeure pas moins que la décision de la Banque Populaire Aquitaine Centre Atlantique de supprimer l’autorisation consentie en 2015, alors qu’aucun incident, hormis, plus de deux mois auparavant, un dépassement minime pour un temps très limité, n’avait été à déplorer sur une période de plus de deux ans, sans donner d’autres motif que celui, erroné, d’un ‘fonctionnement anormal’ du compte, démontre un comportement déloyal, constituant une faute engageant la responsabilité de la banque, l’abus de droit étant caractérisé. »

Dans son arrêt du 26 janvier 2010[18], la Haute Cour a confirmé qu’une banque pouvait engager sa responsabilité, quand bien même le formalisme légal de l’article L.313-12 du code monétaire et financier aurait été respecté, en cas d’abus de son droit de rompre le crédit :

  • Soit, lorsque le banquier a procédé d’un motif illégitime ;
  • Soit, lorsqu’il a procédé d’une volonté de nuire.

Ainsi, si le prêteur ne peut rompre comme bon lui semble son concours, la limite à cette liberté se trouve dans l’abus de droit, lequel peut être défini comme « une faute consistant à exercer son droit sans intérêt pour soi-même et dans le seul dessein de nuire à autrui, ou suivant un autre critère à l’exercer en méconnaissance de ses devoirs sociaux »[19].

B.     La fraude corrompt tout, y compris la rupture d’un crédit

Dans un jugement du 10 juin 2016, le Tribunal d’instance de Strasbourg s’est penché sur la question de l’attitude frauduleuse d’un établissement de crédit consistant, sans le dire, à servir les intérêts d’un tiers[20].

Dans ce cas d’espèce, une société faisait valoir que les relations contractuelles avec sa banque duraient depuis plus de quinze ans et qu’elle avait toujours disposé de découverts en compte courant. Or, d’après elle, l’établissement de crédit aurait changé brusquement son attitude afin de complaire à un autre de ses clients, avec lequel la société était en conflit.

Dans son jugement du 10 juin 2016, le Tribunal de Strasbourg a estimé que la banque se trouvait dans une situation de conflit d’intérêts en raison du litige existant entre deux de ses clients, « la résistance du locataire à quitter les locaux commerciaux retardant la réalisation du projet immobilier du bailleur la SARL Y, et ce alors que les intérêts de la banque A en balance n’étaient nullement équivalents (encours de 30.000 € d’un côté, de 1.050.000 € de l’autre) »[21].

Au constat d’une attitude empreinte de l’intention de nuire, le Tribunal de Strasbourg a jugé que la dénonciation du concours bancaire « apparaît non seulement fautive, mais en réalité frauduleuse, car visant à priver la SARL X de ses facilités de caisse, sans faute de sa part, et ainsi amoindrir ses capacités de résister au projet de la SARL Y à laquelle elle s’opposait », et annulé la dénonciation du concours bancaire pour fraude.

Enfin, il sera ici constaté que l’inapplicabilité au cas de rupture du crédit de l’article L.650-1 du code de commerce, lequel prévoit que « lorsqu’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire est ouverte, les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des concours consentis, sauf les cas de fraude, d’immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou si les garanties prises en contrepartie de ces concours sont disproportionnées à ceux-ci », n’est pas à regretter.

En effet, les cas de fraude peuvent toujours engager la responsabilité du banquier lors de la rupture du crédit, par la seule application des dispositions du droit commun. De manière générale, le comportement déloyal de la banque lors de la rupture du crédit implique toujours la responsabilité de la banque, à condition de pouvoir prouver un lien de causalité avec le préjudice subi par l’emprunteur.

Pour conclure, si le code monétaire et financier encadre la rupture des concours à durée indéterminée à l’initiative des établissements bancaires, les règles générales du droit commun ne doivent pas pour autant être négligées, l’attitude d’une banque pouvant être fautive au-delà du seul respect du formalisme légal spécial.

Bernard RINEAU, Avocat associé

Charlotte QUILLIER, Avocat


[1] CA Nancy, 22 juin 2011, n°09/02782

[2] CA Paris, 31 janvier 1991, n°91/6285

[3] Com., 19 juin 2007, n°06-11.065

[4] Com., 16 janvier 1990, n°88-14.883

[5] Cass. Com., 28 février 2018, n°16-19.136

[6] CA Colmar, 1ère Civ., section A, 16 novembre 2020, n°18/03742

[7] Cass. Com., 23 septembre 2014, n°13-19.683

[8] Cass. Com., 25 octobre 2017, n°16-16.839

[9]J-L Rives-Lane, La rupture immédiate d’un concours bancaire

[10] Cass. Com., 13 décembre 2016, n°14-17.410

[11] CA Bordeaux, 28 janvier 2021, n°18/02524

[12] CA Montpellier, 3 avril 2018, n°16/00821

[13] CA Reims, 26 juin 2018, n°17/019811

[14] Cass. Com., 18 mars 2014, 12-29.583

[15] Cass.Com., 30 novembre 2022, n°21-17.703

[16] Cass.Com., 30 novembre 2022, n°21-17.703

[17] CA Bordeaux, 17 janvier 2022, n°19/001359

[18] Cass.Com., 26 janvier 2010, n°09-65.086

[19] Cornu G., Vocabulaire juridique, 7e éd., 2005, PUF, p.6

[20] TI Strasbourg 10.06.2016 n°11-15.001132

[21] Gazette du palais « Rupture de crédit à une entreprise : le respect du formalisme légal ne suffit pas forcément » : l’essentiel Banque du 11.10.2016 n°35 : TI Strasbourg 10.06.2016 n°11-15.001132

En principe, une même personne ne peut être poursuivie ni condamnée plusieurs fois pour un même fait par une ou plusieurs juridictions différentes.

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Cette règle de bon sens interdisant le cumul des poursuites à raison du même fait mérite toutefois quelques précisions en matière fiscale, puisque le juge administratif dispose, aux côtés du juge pénal, d’un pouvoir de répression qui lui est propre (I. Principe).

De plus, en raison de certaines spécificités, la fraude fiscale fait exception au principe d’interdiction du cumul des poursuites à raison d’un même fait, puisque qu’un tel comportement peut être cumulativement sanctionné tant par le juge administratif que le juge pénal (II. Exceptions).

Cependant, pour être acceptable, les juges doivent respecter certaines conditions tempérant les effets d’un tel cumul (III. Tempéraments).

I. Le principe : l’interdiction du cumul des poursuites pour un même fait

Le principe d’interdiction du cumul des poursuites pénales pour un même fait, formulé par l’adage connu et ancien « Non bis in idem »[1], figure explicitement ou implicitement dans nombre de textes nationaux[2] ou internationaux[3].

Selon ce principe, dès lors qu’une décision juridictionnelle est devenue irrévocable – après l’épuisement des voies de recours ou l’expiration des délais de recours –, elle revêt l’autorité de chose jugée, laquelle interdit que des poursuites soient de nouveau engagées à l’encontre de la même personne à raison des mêmes faits.

L’autorité de chose jugée figure donc logiquement parmi les modes d’extinction de l’action publique, constituant une règle d’ordre public applicable en tout état de cause.

En matière pénale, ce mode d’extinction de l’action publique s’applique aux seules décisions juridictionnelles statuant définitivement sur l’action publique : relaxes, acquittements, ordonnances de non-lieu motivées en droit et, bien sûr, les condamnations, y compris les homologations de CRPC[4], les ordonnances pénales ou l’exécution des compositions pénales. Sont notamment exclues les décisions de classement sans suite[5], lesquelles ne sont ni juridictionnelles ni irrévocables, ou les ordonnances de non-lieu motivées en fait (pour insuffisance de charges), lesquelles ne sont pas irrévocables[6].

Cependant, particularité notable en matière fiscale, le juge pénal n’a pas le monopole des poursuites et des sanctions : il partage son pouvoir de punir avec le juge administratif, comme le procureur de la République partage son pouvoir de poursuivre avec l’administration fiscale.

Ces partages de pouvoirs avec d’autres autorités de poursuites et d’autres juridictions se retrouvent également dans quelques autres matières (disciplinaire, boursière, douanière).

Ainsi, pour punir la violation des nombreuses obligations fiscales, le juge administratif dispose d’un arsenal de sanctions fiscales, comprenant notamment les intérêts de retard, la majoration des droits éludés (10%, 40%, 80%, 100%), des pénalités ou des amendes[7].

Par exemple, en cas d’insuffisance ou d’inexactitude délibérée dans une déclaration de revenus (cas typique de fraude fiscale), un contribuable pourra se voir sanctionner par le juge de l’impôt d’une majoration de 40% des sommes éludées, et de 80% des sommes éludées en cas d’abus de droit ou manœuvres frauduleuses[8].

Mais en outre, s’agissant du délit pénal de fraude fiscale, le texte d’incrimination prévoit que tout fraudeur « est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction. »[9]

Cette admission du cumul pose tout de même de sérieuses difficultés théoriques et pratiques, nourrissant un contentieux abondant.

II. Les exceptions : la possibilité du cumul des poursuites fiscales et pénales pour fraude fiscale

Par dérogation au principe d’interdiction des poursuites différentes à raison d’un même fait, il a toujours été admis que les fraudes fiscales les plus graves puissent faire l’objet de sanctions pénales, en plus des sanctions fiscales.

Comment justifier cette mise à l’écart du principe non bis in idem ? D’un certain point de vue, et pour de nombreux prévenus poursuivis au pénal après avoir été sanctionnés sur un plan fiscal, ce cumul reste choquant.

Elle s’explique probablement parce que la lutte contre la fraude fiscale, objectif à valeur constitutionnelle, est à ce point cruciale qu’il soit permis non seulement de recouvrer l’impôt et de sanctionner pécuniairement le fraudeur, mais aussi, dans un souci de dissuasion et de répression, de punir le coupable par l’application sévère et infamante d’une condamnation pénale, qui, avec ses caractéristiques propres (emprisonnement, interdiction de gérer, solidarité et complicité du dirigeant à l’égard de sa société, diffusion et affichage, casier judiciaire, etc.), signifie la gravité de la transgression commise et son caractère socialement inacceptable.

Il est vrai que la fraude fiscale concentre de graves et nombreux inconvénients : son coût pharaonique pour les finances publiques[10], la rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques (entre les honnêtes et les malhonnêtes) et dans la distribution des prestations sociales, la rupture d’égalité entre les entreprises, les sociétés malhonnêtes bénéficiant déloyalement d’un avantage, la surtaxation des contribuables honnêtes ; sans s’étendre sur tout le cortège des délits connexes ou accessoires (abus de biens sociaux, banqueroutes, escroqueries, faux en écritures, délits comptables…).

Il ne faut pas oublier qu’à la différence d’une sanction purement fiscale (c’est le cas aussi de la matière disciplinaire ou boursière par exemple), une condamnation pénale incarne une forme de mise au ban de la société tout entière.

Ce cumul de deux mécanismes de répression est assumé par la Cour de cassation, qui, dans un arrêt de principe du 20 juin 1996, a déclaré que :

« les poursuites pénales du chef de fraude fiscale, qui visent à réprimer des comportements délictueux tendant à la soustraction à l’impôt, ont une nature et un objet différents de ceux poursuivis, par l’Administration, dans le cadre du contrôle fiscal, qui tendent au recouvrement des impositions éludées.

Qu’en effet, la règle “non bis in idem[…] n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux sanctions infligées par le juge répressif. »[11]

Mais bien sûr, une telle coexistence n’est pas admise sans garde-fou, sans quelques principes venant tempérer les ardeurs de la répression : qu’on s’imagine seulement que, du point de vue pénal, la fraude fiscale de base (non aggravée) peut être réprimée par une peine allant jusqu’à 5 ans d’emprisonnement, possiblement cumulée à une peine d’amende allant jusqu’à 500 000 euros d’amende, montant qui peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, outre les peines accessoires.

Pour les personnes morales, l’emprisonnement n’existe pas, mais l’amende peut aller jusqu’à 2 500 000 euros[12].

Vous ajouteriez à ces peines les sanctions fiscales rappelées plus haut, notamment une majoration de 80% des droits éludés, outre les droits eux-mêmes avec intérêts de retard… le résultat de cette adition deviendrait à son tour inacceptable en ce qu’il violerait un autre principe cardinal du droit pénal : celui de la nécessité des peines, et son corollaire le principe de proportionnalité.

III. Les tempéraments : un seuil, un plafond et une dose de proportionnalité

La jurisprudence, en particulier européenne, a fini par tempérer le principe du cumul des poursuites fiscales et pénales.

Ainsi, en 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que des poursuites pénales ne pouvaient pas se cumuler avec des poursuites fiscales si les deux étaient en tout point similaires et répétitives[13] : une première limite était clairement posée.

Par la suite, les développements jurisprudentiels ont permis de dégager trois tempéraments à la possibilité du cumul : par le bas, par le haut, et par le (juste) milieu.

1. Un seuil de gravité

A la suite de l’arrêt de la CJUE de 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a apporté sa contribution en précisant que lorsque des sanctions fiscales atteignent un certain niveau de sévérité, elles sont assimilables à des sanctions pénales qui ne peuvent se cumuler[14]. Cet arrêt marque l’avènement d’une conception matérielle des sanctions pénales, laquelle s’attache davantage au contenu de la sanction qu’à la juridiction dont elle émane.

Seules les fraudes fiscales dépassant un certain seuil de gravité peuvent justifier une répression pénale complémentaire à la répression fiscale, ainsi que l’a affirmé le Conseil constitutionnel dans ses arrêts du 24 juin 2016[15], et la Cour de cassation dans une série d’arrêts du 11 septembre 2019[16], la gravité résultant « du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention », concept notablement flou.

A noter que la Cour de cassation a refusé de transmettre une QPC critiquant l’imprécision du critère de gravité[17].

Dans le même esprit, la loi n°2018-898 du 23 octobre 2018 ayant supprimé le « verrou de Bercy » a prévu une obligation pour l’administration fiscale de dénoncer au procureur de la République les seules fraudes dépassant un montant de 100 000 euros de droits éludés[18]. Pour les fraudes d’un montant inférieur, l’administration n’y est pas tenue[19].

2. Un plafonnement de la sanction

Outre une limite par le bas, la jurisprudence a imposé une limite par le haut : dans une appréciation globale des peines de même nature, la Cour de cassation a jugé que « le juge judiciaire est tenu de respecter le principe selon lequel le montant global des sanctions pénales et fiscales éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l’une de celles encourues »[20].

Si donc une amende a déjà été prononcée par le juge administratif, le juge pénal ne pourra pas prononcer d’amende qui entraînerait le dépassement de la limite de 500 000 euros prévue pour une fraude fiscale non aggravée.

Cette règle fait écho à la règle gouvernant le prononcé des peines pénales en cas de condamnation pour plusieurs infractions à la fois, laquelle admet le cumul des peines de natures différentes (emprisonnement + amende), mais limite le cumul des peines de même nature au maximum légal le plus élevé prévu pour l’une des infractions jugées[21].

3. Un contrôle global de proportionnalité

Ce deuxième garde-fou n’est toutefois pas suffisant pour que le cumul des sanctions pénales et fiscales soit réellement acceptable : même plafonnée, il reste qu’un contribuable peut être condamné par le juge administratif à une sanction financière très lourde, puis être de nouveau condamné par le juge pénal à une sanction financière tout aussi lourde, voire plus, l’ensemble cumulé restant dans la limite du maximum légal.

Concrètement, si le juge administratif estime que les faits méritent une sanction fiscale de 250 000 euros, et que le juge pénal estime de son côté que les mêmes faits méritent une amende de 250 000 euros plus une peine de trois ans d’emprisonnement, le maximum légal de l’amende ne serait pas dépassé, mais, globalement, la répression ne sera-t-elle pas disproportionnée ?

Au cours des dernières années, la jurisprudence a, là encore, joué un rôle important pour concilier les différents impératifs, à commencer par la CJUE qui, dans un arrêt du 5 mai 2022, a jugé que le cumul des sanctions fiscales et pénales est conforme à la Charte des droits fondamentaux s’il demeure réservé aux cas les plus graves, et si l’ensemble des sanctions infligées dans le cadre de ce cumul, y compris les sanctions de natures différentes, n’excède pas la gravité de l’infraction constatée[22].

Lui emboîtant le pas, la Cour de cassation a entériné cette appréciation globale de la répression, en estimant qu’il fallait que, vis-à-vis d’un prévenu, « la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise »[23].

De plus, par un arrêt récent du 14 juin 2023, la Cour de cassation a accru les garde-fous en exigeant que les juges répressifs s’expliquent concrètement, dans leur décision, sur la proportionnalité de l’ensemble des sanctions pénales et fiscales au regard de la gravité des faits commis[24].

***

Ce contrôle de proportionnalité effectué dans une approche globale des sanctions est bienvenu et permettra peut-être de trouver un juste équilibre entre l’impératif de répression et le principe de nécessité des peines.

Dans l’hypothèse de poursuites devant le tribunal correctionnel ou devant le tribunal administratif, il conviendra donc d’adopter cette approche globale et de solliciter du juge un strict contrôle de proportionnalité des sanctions choisies, en combattant une lecture littérale de l’article 1741 du code général des impôts qui prétend permettre au juge pénal de juger « indépendamment des sanctions fiscales applicables ».

Bien sûr l’indépendance (donc la souveraineté) du juge pénal demeure, mais il ne doit pas et ne peut dorénavant pas juger indifféremment des sanctions fiscales éventuellement appliquées.

Maître Bernard RINEAU, Avocat associé

Maître Jean-Eloi de BRUNHOFF, Avocat en charge du pôle pénal


[1] Littéralement : « Pas deux fois pour la même chose ».

[2] Notamment : art. 6 CPP ; art. 368 CPP

[3] Notamment : art. 4.1 du Protocole 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; art. 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

[4] Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité

[5] Cass. crim., 6 juin 1952, Bull. crim. n°142

[6] Art. 188 CPP

[7] Art. 1728 à 1740E du code général des impôts

[8] Art. 1729 CGI

[9] Art. 1741 CGI

[10] Selon le ministère de l’Economie, le montant des impôts éludés en 2022 s’élève à 14,6 milliards d’euros. Selon le syndicat Solidaires finances publiques le montant global se situe entre 80 et 100 milliards d’euros par an.

[11] Cass. crim., 20 Juin 1996, n° 94-85.796

[12] En application de la règle générale du quintuple des amendes prévues pour les personnes physiques (art. 131-38 CP).

[13] CJUE, 26 février 2013, affaire C-617/10 Aklagaren / Hans Akerberg Fransson

[14] CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10 Grande Stevens et autres c. Italie

[15] Cons. const., 24 juin 2016, n°2016-546, et n°2016-546

[16] Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067, n°18-81.040, n°18-84.144, n°18-82.430, n°18-81.980

[17] Cass. crim., 6 mars 2019, n° 18-90.035 QPC

[18] 50 000 euros pour les personnes soumises à des obligations déclaratives auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique

[19] Art. L228 du Livre des procédures fiscales

[20] Cass. crim., 30 mars 2016, n°16-90.001

[21] Art. 132-3 CP

[22] CJUE 5 mai 2022, aff. C-570/20

[23] Cass. crim., 22 mars 2023, n°19-80.689 et n°19-81.929

[24] Cass. crim., 14 juin 2023, F-D, n°22-81.020

En principe, le sous-locataire d’un bail commercial qui exploite dans les lieux loués un fonds de commerce doit pouvoir bénéficier du droit au renouvellement direct ou, en cas de refus, à une indemnité d’éviction.

constituer une société de capitaux

Cela suppose que ce droit au renouvellement ou à l’indemnité d’éviction puisse s’exercer tant à l’égard du locataire principal que vis-à-vis du propriétaire.

Lorsque le droit au renouvellement s’exerce vis-à-vis du propriétaire, on parle du droit direct au renouvellement, lequel permet au sous-locataire de devenir locataire principal.

Mais ce droit au renouvellement n’est pas aussi direct qu’il n’y paraît : il n’est ni automatique ni absolu.

I. Conditions d’exercice du droit au renouvellement direct du sous-locataire commercial

A. Le sous-locataire doit demander le renouvellement de son bail en priorité auprès du locataire principal

Le sous-locataire peut demander le renouvellement de son bail directement au propriétaire seulement si :

  • la sous-location est opposable à ce dernier (A),
  • le sous-locataire remplit les conditions du droit au renouvellement classique (B),
  • la sous-location est soit totale, soit partielle à certaines conditions (C).

Seule une sous-location régulière peut être opposable au bailleur principal.

Or, comme le prévoit l’article L.145-31 du code de commerce, le principe en matière de bail commercial est celui de l’interdiction de la sous-location, sauf exception :

« Sauf stipulation contraire au bail ou accord du bailleur, toute sous-location totale ou partielle est interdite.

En cas de sous-location autorisée, le propriétaire est appelé à concourir à l’acte ».

Ainsi, une sous-location n’est régulière qu’à deux conditions :

  • D’une part, si la sous-location est autorisée par le bail ;
  • D’autre part, si le bailleur principal a été invité à concourir à l’acte de sous-location.

Ces conditions sont parfaitement distinctes et cumulatives.

Il ne suffit donc pas qu’une sous-location ait par principe été autorisée par le bailleur principal pour qu’elle lui soit opposable.

B. Le sous-locataire doit répondre aux conditions classiques du droit au renouvellement

Tant à l’égard de son bailleur direct ou à l’égard du bailleur principal, le sous-locataire ne peut prétendre au renouvellement de son bail, que si son sous-bail est lui-même soumis au statut des baux commerciaux.

De plus, les conditions spécifiques du droit au renouvellement doivent être respectées (obligation d’être immatriculé au RCS, exploitation effective et personnelle du fonds, etc.).

Et, conformément à l’article L.145-8 du code de commerce, « le droit au renouvellement du bail ne peut être invoqué que par le propriétaire du fonds qui est exploité dans les lieux ».

C. La sous-location doit être totale, ou bien partielle sous certaines conditions

L’article L.145-32 al.2 du code de commerce dispose :

« A l’expiration du bail principal, le propriétaire n’est tenu au renouvellement que s’il a, expressément ou tacitement, autorisé ou agréé la sous-location et si, en cas de sous-location partielle, les lieux faisant l’objet du bail principal ne forment pas un tout indivisible matériellement ou dans la commune intention des parties. »

a) En cas de sous-location totale

Cette condition découle en partie des conditions classiques du droit au renouvellement, évoquées au point B.

En effet, le locataire principal qui a sous-loué la totalité des locaux ne peut, en fin de bail, invoquer aucun droit au renouvellement, puisqu’il n‘exploite plus personnellement un fonds de commerce dans lesdits locaux occupés en totalité par le sous-locataire[1].

Seul le sous-locataire peut revendiquer le droit au renouvellement auprès du propriétaire des lieux, sous réserve du respect des conditions évoquées aux points A et B ci-dessus.

b) En cas de sous-location partielle

En cas de sous-location partielle des locaux, le locataire principal qui exploite un fonds de commerce sur une partie seulement des lieux loués, ne peut demander le renouvellement de son bail que pour la partie des locaux dans laquelle il exerce son commerce, ce qui suppose une absence d’indivisibilité des lieux, matérielle ou conventionnelle[2].

Il en est de même pour le sous-locataire : celui-ci ne pourra exercer un droit au renouvellement de son sous-bail directement auprès du bailleur principal, que sur la partie du local où il exploite son fonds de commerce, et là encore à la condition d’une absence d’invisibilité des lieux, et toujours sous réserve des conditions préalablement évoquées.

En cas d’indivisibilité des lieux, le sous-locataire perd son droit au renouvellement direct auprès du propriétaire : il peut seulement réclamer le renouvellement du sous-bail au locataire principal, mais sans jamais pouvoir envisager devenir locataire principal.

II. Le caractère subsidiaire du droit au renouvellement direct

A. Le sous-locataire doit demander le renouvellement de son bail en priorité auprès du locataire principal

L’article L.145-32 al.1 du code de commerce dispose :

« Le sous-locataire peut demander le renouvellement de son bail au locataire principal dans la mesure des droits que ce dernier tient lui-même du propriétaire. Le bailleur est appelé à concourir à l’acte, comme il est prévu à l’article L. 145-31. ».

Le droit au renouvellement direct ne peut donc naître qu’à l’expiration du bail principal.

L’expiration du bail qui fait naître le droit au renouvellement direct du sous-locataire peut résulter des événements suivants :

  •  congé avec refus de renouvellement notifié par le propriétaire au locataire principal ;
  •  congé notifié par le locataire au propriétaire ;
  •  résiliation du bail principal, qu’elle soit judiciaire ou de plein droit ;
  •  dénégation du statut au locataire principal, etc.

B.      Le droit direct au renouvellement du sous-locataire n’a pas de caractère absolu

Quid du droit au renouvellement direct du sous-locataire lorsque le locataire principal a donné à bail la totalité des locaux loués au propriétaire ?

Dans pareille situation, le locataire principal ne détient plus de droit au renouvellement de son bail.

Il peut s’en déduire que seul le sous-locataire peut prétendre au renouvellement de son bail auprès du propriétaire : le locataire principal, quant à lui, devrait en tout état de cause être évincé, sans pouvoir réclamer aucune indemnité d’éviction, laissant ainsi la place au sous-locataire.

Dans un premier temps, la jurisprudence a consacré cette logique en accordant un caractère absolu au droit direct du sous-locataire au renouvellement, permettant d’évincer le locataire principal à l’expiration du bail principal[3].

Cependant, par un arrêt du 6 décembre 1972[4], la Cour de Cassation a opéré un revirement de jurisprudence en accordant le droit au renouvellement direct qu’« en cas seulement d’insuffisance des droits du locataire principal ».

En d’autres termes, le propriétaire n’est plus obligé de dénier le droit au renouvellement du locataire principal qui ne respecterait pas les conditions classiques du droit au renouvellement (situation « d’insuffisance des droits ») ; c’est par exemple la situation du locataire principal qui n’exploiterait plus de fonds de commerce dans les lieux loués : le propriétaire peut faire bénéficier le locataire principal d’un renouvellement que la loi ne lui permet pas d’exiger[5] (il sera notamment amené à le faire si le loyer principal est supérieur au sous-loyer).

Dans pareille situation, le sous-locataire n’a alors pas d’autre choix que de demander le renouvellement de son sous-bail au locataire principal, lequel doit alors lui donner satisfaction[6], ou bien payer l’indemnité d’éviction.

Et, en cas de prolongation tacite du bail principal, c’est-à-dire en dehors d’un renouvellement, le sous-locataire doit prendre la précaution, afin de conserver ses droits, de solliciter le renouvellement de son sous-bail auprès du locataire principal, quand bien même celui-ci n’aurait plus de droit au renouvellement de son propre bail !

Bernard RINEAU, Avocat associé

Charlotte QUILLIER, Avocat


[1] Cass. 3e civ., 29 octobre 1985, Bull. civ. III n°135 ; Cass. 3e civ., 8 octobre 1986 ; CA Paris, pôle 5, 3e chambre, 2 mai 2012, n°10/21283

[2] Cass. Com. 30 nov. 1959 : JCP G 1960, II, 11440

[3] Cass. Com., 23 octobre 1962, Bull. civ. III, n°417

[4] Cass. Com., 6 décembre 1972, Bull. Civ. III n°664

[5] Cass. 3e civ., 29 mars 1984 : Bull. Civ. III, n°71

[6] Cass. 3e civ., 7 décembre 1977, Bull. Civ. III, n°432

ABS : ces trois lettres résonnent familièrement. Tantôt elles intriguent, tantôt elles inquiètent. Que signifie, au juste, « abus de biens sociaux » ? Quels sont les comportements prohibés ? Qui est susceptible de les commettre ?

Abus-de-biens-sociaux

Un arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 septembre 2022[1] a apporté un éclairage bienvenu sur cette infraction devenue, en un peu moins d’un siècle[2], une des infractions-phares du droit pénal des affaires.

Voici les principales caractéristiques de cette infraction, punie, dans sa forme habituelle, d’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende.

Qui est visé ?

Les auteurs de ce délit[3] sont les dirigeants de société, qu’ils soient dirigeants de droit ou dirigeants de fait, qu’ils soient personnes physiques ou personnes morales. Cependant, ne sont pas concernés les dirigeants des sociétés en nom collectif, en commandite simple, en participation ou de fait, le champ d’application de l’infraction n’ayant pas été étendu à ces formes sociales.

Le liquidateur d’une société est également concerné.

La logique est la suivante : en principe, seuls les dirigeants ont à leur disposition les moyens d’abuser des biens de la société, puisqu’ils sont investis d’un pouvoir de représentation. Pour prendre un exemple simple, disposant naturellement des moyens de paiement de la société, un dirigeant peut aisément en abuser.

Les salariés d’une entreprise, en revanche, ne sont pas susceptibles de commettre le délit d’abus de biens sociaux. S’ils venaient à user du patrimoine de la société à des fins personnelles, ils pourraient, sous certaines conditions, être poursuivis pour le délit d’abus de confiance puisque, par hypothèse, les biens de la société ne leur sont que confiés temporairement pour en faire un usage professionnel.

Dans cette même logique, les associés ou actionnaires ne sont pas concernés par le délit d’abus de biens sociaux, mais il n’est pas exclu qu’ils soient visés au titre de la complicité ou du recel.

Qu’appelle-t-on précisément abus ?

A cette question, il n’est pas possible de répondre de manière exhaustive, tant les cas de figure peuvent être nombreux et protéiformes[4].

De façon générale, la loi réprime tout comportement qui reviendrait, pour le dirigeant, à porter atteinte au patrimoine de la société qu’il dirige, laquelle constitue une personne tout à fait distincte de lui-même.

Les chefs d’entreprise, parfois, ne l’assimilent pas : la société qu’ils dirigent, qu’ils ont parfois créée et dont ils sont parfois les seuls membres, a une personnalité juridique indépendante et un patrimoine propre qui ne peut être confondu avec le leur.

Ainsi, utiliser à des fins personnelles le patrimoine de cette société est une forme d’appréhension frauduleuse de la chose d’autrui. L’abus de biens sociaux est une incrimination dont le but est de protéger la personne morale contre ceux qui sont censés servir ses intérêts : ses propres dirigeants[5].

A l’analyse des décisions rendues, il est néanmoins possible de distinguer quatre grands types d’abus.

  • La première catégorie, qui semble la plus évidente, consiste, pour le dirigeant, à opérer une confusion entre le patrimoine de la société et le sien, ou celui d’une autre société qu’il dirige.

Les exemples sont nombreux : utiliser le compte bancaire de la société pour financer ses dépenses personnelles, payer ses amendes, ses impôts, payer les dépenses d’une autre société, détourner la clientèle de la société, détourner le temps de travail de ses salariés à des fins personnelles, etc.

Il existe cependant une exception importante : les opérations ou mouvements de fonds entre différentes sociétés appartenant à un même groupe. En effet, ce qui peut nuire à une société prise individuellement (l’octroi d’un concours financier envers une autre société par exemple) peut être bénéfique au groupe lui-même.

Depuis un arrêt de principe[6], la Cour de cassation admet qu’une logique de groupe fasse obstacle à la commission d’un ABS, à plusieurs conditions :

  • Être en présence d’un véritable groupe de sociétés ;
  • Que l’acte ait une contrepartie et soit justifié par l’intérêt général du groupe, pour le maintien de son équilibre ou l’application d’une politique commune ;
  • Que l’acte n’impose pas à la société défavorisée des sacrifices démesurés mettant son avenir en péril. Impossible, par exemple, de contraindre une des sociétés à la faillite pour en sauvegarder une autre.
  • La deuxième catégorie, moins évidente, consiste, pour le dirigeant, à s’octroyer une rémunération excessive ou fictive. En effet, il est souvent aisé pour un dirigeant de décider lui-même de ses rémunérations, ou de peser de toute son influence sur une assemblée générale ou un conseil d’administration.

Si la rémunération est hors de proportion avec l’activité réelle du dirigeant ou la santé financière de l’entreprise, ou si le dirigeant n’a pas spontanément limité sa rémunération en cas de crise financière, notamment si la société enregistre des pertes, il peut voir sa responsabilité pénale engagée.

Cette logique prévaut également en ce qui concerne le délit de banqueroute par détournement d’actif : il s’agit de sanctionner un dirigeant qui abuse du patrimoine de la société à son profit et au détriment soit de la société elle-même (cas de l’ABS), soit de la masse des créanciers (cas de la banqueroute).

  • La troisième catégorie d’abus est le fait, pour un dirigeant, de posséder un compte courant d’associé débiteur. Pourquoi ?

Il est tout à fait habituel qu’un dirigeant consente à sa société des prêts ou avances. Il peut procéder par des versements de fonds directement dans les caisses sociales, ou bien laisser à la disposition de la société, sur un compte courant d’associé, des sommes que la société lui doit (dividendes, redevances, salaires), mais qu’il renonce temporairement à percevoir.

Ces sommes demeurent toutefois la propriété du dirigeant. Celui-ci peut donc les récupérer à tout moment et les utiliser à sa guise, même à des fins personnelles, mais à la condition que les prélèvements effectués ne soient pas supérieurs aux fonds disponibles sur ce compte.

Ceci est logique, car si le dirigeant utilisait plus de fonds que les fonds disponibles – rendant ainsi son compte courant débiteur –, cela reviendrait à emprunter directement de l’argent à la société, et donc à l’appauvrir. En quelque sorte, le dirigeant contraindrait la société à lui accorder un découvert[7].

A cet égard, le remboursement postérieur du solde débiteur, assimilé à un repentir actif, n’effacerait pas l’infraction commise. De même, une approbation antérieure ou postérieure de l’abus par l’assemblée générale des actionnaires ne saurait effacer l’infraction, le droit pénal n’acceptant pas, par principe, l’excuse du consentement de la victime.

  • Enfin, le dernier type d’abus, plus original, est la commission d’une infraction dans l’intérêt de la société. En pratique, il s’agit des cas où un dirigeant cherche à obtenir un avantage pour sa société (un contrat par exemple) en utilisant, de façon illicite, les moyens de la société (en versant un pot-de-vin par exemple). Les moyens sont certes illicites, mais le dirigeant peut avoir indéniablement agi dans l’intérêt de la société. Une corruption pourrait bien avoir eu lieu, mais un abus de confiance l’a-t-il nécessairement été ?

Ce sujet a fait l’objet d’une intense réflexion jurisprudentielle et doctrinale au cours des années 1990-2000, ayant donné lieu à plusieurs arrêts contradictoires qui ont fini par trouver leur épilogue dans l’arrêt « Carignon », selon lequel : « Quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation »[8].

Faire courir un risque pénal ou fiscal constitue donc un abus dès lors qu’il causerait, s’il se réalisait, un appauvrissement significatif de la société.

Commettre un abus suffit-il à caractériser l’infraction ?

En principe, la simple constatation d’un acte abusif ne suffit pas : il faut aussi prouver que le dirigeant a agi « à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle il est intéressé directement ou indirectement ».

Cependant, la jurisprudence a eu tendance à se montrer peu exigeante : d’une part, sur le fond, elle a adopté une conception large de la notion d’intérêt susceptible d’être poursuivi par le dirigeant, englobant l’intérêt matériel, mais également l’intérêt moral. Il est donc facile de trouver à l’encontre du dirigeant, si ce n’est un intérêt financier, au moins un intérêt moral. D’autre part, sur la forme, la jurisprudence déduit facilement la preuve de cet intérêt personnel de la seule contrariété de l’acte commis à l’intérêt social.

Un arrêt récent, cependant, semble remettre en cause cet excès de facilité, en rappelant que « le caractère fictif des factures acquittées ne saurait à lui seul suffire à présumer que le dirigeant avait soit pris un intérêt direct ou indirect dans le règlement des factures fictives, soit favorisé une autre société ou entreprise dans laquelle il était intéressé directement ou indirectement »[9].

Par cet arrêt, la Cour de cassation s’inscrit dans un courant d’interprétation plus littérale et rigoureuse[10] donnant ainsi aux dirigeants plus de moyens de défense à opposer.

Maître Bernard RINEAU, Avocat Associé

Maître Jean-Eloi de BRUNHOFF, Avocat en charge du pôle pénal


[1] Crim. 7 sept. 2022, F-D, n° 21-83.823

[2] Sa création date du décret-loi du 8 août 1935 adopté en suite de plusieurs scandales politico-financiers, dont l’affaire Stavisky.

[3] Prévu aux articles L241-3, 4°, L242-6, 3°, L242-30, al. 1 du code de commerce et L231-11, 3 du code monétaire et financier

[4] Droit des sociétés n° 1 du 1er janvier 2023 – Abus de biens sociaux – Le caractère protéiforme de l’abus de biens sociaux – Commentaire par Renaud Salomon

[5] Droit pénal des affaires : sur la recevabilité des parties civiles pour certaines infractions classiques

[6] Arrêt « Rozenblum », Cass. crim., 16 déc. 1975, n° 75 – 91.045

[7] Pour une illustration récente : Cass. crim., 16 juin 2021, n° 20-83.526

[8] Arrêt « Carignon », Cass. crim., 27 oct. 1997, n096-83.698),  confirmé par la suite dont récemment : Cass. crim., 22 oct. 2008, n° 07-88.111 ; Cass. crim., 6 avr. 2016, n° 15-81.159 ; Cass. crim., 14 mars 2018, n° 16-82.117

[9] Ibid. note n°1

[10] Cass. crim., 5 mai 2004, n° 03-82.535 ; Cass. crim., 22 sept. 2004, n° 03-81.282

Cour d'appel d’Orléans, 9 juin 2022, n°107-22, 21/02692 Cour d'appel d’Orléans, 18 juillet 2022, n°124-22, 21/02689

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La désignation d’un administrateur judiciaire et ses missions

Dans le cadre d’une procédure collective, un ou plusieurs administrateurs judiciaires sont parfois désignés par le Tribunal pour assister, surveiller ou représenter le débiteur dans la gestion de son entreprise en difficulté.

En cas d’ouverture d’une procédure de sauvegarde (C. comm. art. L621-4), de redressement (C. comm., art. L631-9), ou de liquidation judiciaire avec maintien provisoire de l’activité (C. comm., art. L641-10), lorsque les seuils de 20 salariés et de 3 000 000 euros de chiffre d’affaires hors taxes sont dépassés,la nomination d’un administrateur judiciaire est obligatoire (C. comm. art. R621-11).

Dans le cadre d’une procédure de sauvegarde judiciaire, l’administrateur judiciaire est investi d’une mission de surveillance, ou bien d’assistance du débiteur dans la gestion de son entreprise (C. comm., art. L622-1).

Dans le cadre d’un redressement judiciaire, outre les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, l’administrateur judiciaire se voit confier, soit une mission d’assistance, soit une mission de représentation du débiteur (C. comm., art. L631-12).

La modification de la mission de l’administrateur judiciaire : rappel des règles

Au cours de la procédure, une modification de la mission initialement confiée à l’administrateur judiciaire peut intervenir :

  • En sauvegarde, ce changement peut être demandé par l’administrateur lui-même, le mandataire judiciaire ou le ministère public (C. comm., art. L622-1) ;
  • En redressement, l’administrateur, le mandataire judiciaire et le ministère public ont la faculté d’adresser une telle demande au Tribunal, lequel peut également se saisir d’office de la question (C. comm., art. L631-12 al. 4).

La modification de la mission de l’administrateur judiciaire intervenant, le plus souvent, dans le sens d’un renforcement de ses pouvoirs, au détriment de ceux du débiteur, une procédure protectrice des droits de ce dernier est instituée.

Celle-ci doit être scrupuleusement respectée, au risque de « tomber à l’eau ».

La demande de modification de la mission de l’administrateur judiciaire peut être formée par requête présentée devant le Tribunal ayant ouvert la procédure collective (C. comm., art. R622-1).

Avant de statuer, les observations du débiteur doivent impérativement être recueillies par la Tribunal, ainsi que celles de l’administrateur, du mandataire judiciaire et du ministère public lorsqu’ils ne sont pas auteurs de la demande.

Lorsque le Tribunal exerce son pouvoir d’office, il est impératif que l’une des deux modalités procédurales, ci-dessous exposées, soit respectée (C. comm., art. R631-3) :

  • Soit les parties ont été préalablement invitées à présenter leurs observations ;
  • Soit le greffe du Tribunal convoque le débiteur, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception, à comparaître dans le délai fixé.

Ce n’est que dans le respect des modalités procédurales, ci-avant rappelées, que la modification de la mission d’un administrateur judiciaire peut être valablement décidée.

L’importance du respect des droits fondamentaux du débiteur : illustration

Par un arrêt du 9 juin 2022 (21/02692), suivi d’un deuxième arrêt du 18 juillet 2022 (21/02689), annulant les jugements par lesquels, à la suite d’une saisine irrégulière, le Tribunal de commerce d’Orléans avait converti la mission des coadministrateurs judiciaires en mission de représentation, la Cour d’appel d’Orléans a rappelé l’importance du respect des droits du débiteur.

Ces affaires concernent une société mère et sa société fille, à l’égard desquelles une procédure de redressement judiciaire avait été ouverte et deux coadministrateurs judiciaires désignés, avec mission d’assistance du débiteur.

Au cours de la période d’observation, pour chacune des deux sociétés, les coadministrateurs judiciaires ont déposé une requête en conversion de la procédure en liquidation judiciaire.

Par lettre recommandée du greffe du Tribunal de la procédure collective, la holding et la société fille ont chacune été convoquées à une audience ayant donc pour objet précis le maintien ou le renouvellement de la période d’observation, ainsi que l’éventuelle conversion de la procédure en liquidation.

La question de l’extension de la mission des coadministrateurs judiciaires n’était pas mentionnée dans les convocations.

Avant l’audience, les coadministrateurs judiciaires ont communiqué au dirigeant des sociétés débitrices la copie d’une note adressée au Juge-commissaire, au sein de laquelle il était notamment indiqué « Il appartiendra donc au tribunal de modifier la mission des co-administrateurs judiciaires et de désigner un expert pour les assister ».

Lors de l’audience, la question de la conversion de la procédure de la holding, puis de celle de la société fille, ont été successivement examinées.

Puis les coadministrateurs judiciaires ont oralement demandé la conversion de leur mission d’assistance en mission de représentation.

Le Tribunal de commerce d’Orléans a rejeté la demande de conversion des procédures de redressement en liquidation judiciaire, mais a modifié la mission des coadministrateurs judiciaires, pour leur confier une mission de représentation.

Or, au regard des mécanismes protecteurs à respecter, cette conversion ne pouvait pas intervenir, ce que la suite allait confirmer.

La société d’exploitation et la holding ont chacune interjeté appel en invitant la Cour d’appel d’Orléans à se prononcer sur l’importance du respect des droits fondamentaux du débiteur.

La Cour d’appel d’Orléans a jugé que la note adressée par les coadministrateurs judiciaires au Juge-commissaire, dont une copie a été communiquée au représentant légal du débiteur avant l’audience ayant pour objet la conversion de la procédure de redressement, ne pouvait s’analyser comme une requête en modification de leur mission saisissant valablement le Tribunal.

De plus, la demande des administrateurs judiciaires présentée oralement à l’audience n’étant pas prévue non plus comme mode de saisine valable du Tribunal, celle-ci ne pouvait pas pallier l’absence de requête.

Dès lors, en l’absence de saisine régulière avant l’audience, il ne pouvait qu’être considéré que le Tribunal s’était saisi d’office de la question, mais sans respect de l’une des deux modalités procédurales possibles, ci-avant exposées :

  • Aucune convocation à une audience portant sur la modification de la mission des administrateurs judiciaires, avec en annexe une note dans laquelle sont exposés les faits de nature à motiver l’exercice par le tribunal de son pouvoir d’office, n’a été envoyée à la société débitrice ;
  • Le débiteur n’a pas été préalablement invité à présenter ses observations.

En conséquence, il ne pouvait être valablement statué sur la question de la modification de la mission des coadministrateurs judiciaires.

Dans son arrêt rendu à l’égard de la société mère, la Cour d’appel d’Orléans a tenu à préciser que :

« Le fait qu’il ressorte du jugement que toutes les parties ont donné leur avis sur la demande d’extension de la mission des coadministrateurs, y compris [la dirigeante de la société débitrice] présente à l’audience, est également insuffisant pour établir le respect des dispositions de l’article R.631-3 du code de commerce ».

Pour la Cour, la procédure spécifique instituée par le code de commerce, protectrice des droits fondamentaux du débiteur, doit être strictement respectée.

A défaut, la modification de la mission des administrateurs judiciaires est illicite.

Ainsi, par les deux arrêts référencés, la Cour d’appel d’Orléans a annulé les jugements par lesquels le Tribunal de commerce avait converti la mission des coadministrateurs judiciaires en mission de représentation.

Les juges de la Cour d’appel d’Orléans ont précisé qu’à raison de l’irrégularité dont la saisine des premiers juges est entachée, l’appel était privé de tout effet dévolutif et la question de la conversion de la mission des coadministrateurs judiciaires ne pouvait donc pas être évoquée devant elle.

Sanctionnant une atteinte aux droits fondamentaux du débiteur, ces décisions invitent les professionnels et les Tribunaux à une grande vigilance dans une matières particulièrement sensible.

Bernard RINEAU, avocat associé

Maëlle NGUYEN-MUNOZ, avocat

Le renouvellement d’un bail commercial donne souvent lieu à de vives discussions entre bailleur et locataire, notamment sur le montant du loyer. Dans ce cadre, au-delà de la réglementation relative au loyer du bail renouvelé, la loi accorde aux cocontractants un délai de rétractation bien particulier, communément appelé « droit d’option ».

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I. Quoi ?

Légalement, le droit d’option consiste en un seul membre de phrase « noyé » dans un texte de procédure, l’article L. 145-57 du code de commerce :

Pendant la durée de l’instance relative à la fixation du prix du bail révisé ou renouvelé, le locataire est tenu de continuer à payer les loyers échus au prix ancien ou, le cas échéant, au prix qui peut, en tout état de cause, être fixé à titre provisionnel par la juridiction saisie, sauf compte à faire entre le bailleur et le preneur, après fixation définitive du prix du loyer.Dans le délai d’un mois qui suit la signification de la décision définitive, les parties dressent un nouveau bail dans les conditions fixées judiciairement, à moins que le locataire renonce au renouvellement ou que le bailleur refuse celui-ci, à charge de celle des parties qui a manifesté son désaccord de supporter tous les frais. Faute par le bailleur d’avoir envoyé dans ce délai à la signature du preneur le projet de bail conforme à la décision susvisée ou, faute d’accord dans le mois de cet envoi, l’ordonnance ou l’arrêt fixant le prix ou les conditions du nouveau bail vaut bail

article L. 145-57 du code de commerce

Dans le silence de la loi, la jurisprudence est venue préciser les principes et les modalités d’exercice de ce droit d’option.

Ainsi, après un congé avec offre de renouvellement (émanant du bailleur) ou après une demande de renouvellement (de la part du locataire), chacune des parties a la faculté de se raviser et de renoncer au renouvellement du bail tant que le montant du loyer du bail renouvelé n’a pas été définitivement fixé, soit à l’amiable, soit sur décision judiciaire[1].

En effet, pour devenir définitif, le renouvellement du bail nécessite l’accord des parties à la fois sur le principe du renouvellement et sur le montant du loyer, ce second point étant bien évidemment le plus sensible.

Si le bailleur et le locataire ne sont d’accord que sur le principe du renouvellement, ce qui est assez fréquent en pratique, le bail est renouvelé à la date d’effet du congé avec offre de renouvellement[2] (ou de la demande de renouvellement), aux clauses et conditions antérieures, et les parties disposent alors d’un délai de deux ans pour saisir le juge des loyers commerciaux d’une demande de fixation du loyer, faute d’accord entre elles[3].

2. Quand ?

Contrairement à d’autres droits de rétractation prévus par la loi, le droit d’option en matière de baux commerciaux n’est pas enfermé dans un délai fixe.

L’article L. 145-57 du code de commerce prévoit seulement une limite maximale : un mois à compter de la signification de la décision définitive fixant le montant du loyer.

Mais le droit d’option peut être exercé à tout moment, c’est-à-dire :

  • avant même l’introduction d’une procédure de fixation du loyer[4] ;
  • ou bien à tout moment au cours de cette instance[5].

Concrètement, compte tenu de la durée d’une procédure devant le juge des loyers commerciaux (délai de deux ans pour agir, mémoire en demande, mémoire en défense, assignation, expertise judiciaire, décision du juge, éventuelle procédure d’appel), le droit d’option peut parfois être exercé plusieurs années après l’accord des parties sur le principe du renouvellement du bail.

Hormis l’hypothèse d’une fixation judiciaire du loyer, rappelons que le droit d’option ne peut plus être exercé dès lors qu’il existe un accord sur le principe du renouvellement et sur le montant du loyer du bail renouvelé.

A titre d’exemple, il a récemment été jugé que les parties qui sont convenues de renouveler le bail « aux mêmes clauses et conditions antérieures », sans mentionner aucune réserve, ont conclu un accord exprès sur les conditions et clauses du bail précédent, en ce compris le montant du loyer, ce qui fait obstacle à l’exercice du droit d’option[6].

D’où l’importance, tant pour le bailleur que pour le locataire, d’être conseillé par un professionnel du droit lors des pourparlers sur le renouvellement du bail commercial.

Par ailleurs, l’exercice du droit d’option n’est soumis à aucun délai de préavis, bien qu’il soit tout à fait possible d’en prévoir un[7].

En pratique, un délai de prévenance d’un ou deux mois paraît raisonnable, ne serait-ce que pour organiser la libération des locaux ; la notification du droit d’option et la convocation à l’état des lieux pourront alors être concomitantes.

Le cas échéant, le locataire doit veiller à quitter les lieux rapidement après l’exercice du droit d’option car il se trouve alors occupant sans droit ni titre : outre le fait qu’il encourt théoriquement l’expulsion, le locataire est débiteur d’une indemnité d’occupation qui peut être supérieure à la valeur locative (cf. infra 4).

3. Comment ?

La loi et la jurisprudence n’imposent aucune condition de forme quant à l’exercice du droit d’option, à tout le moins du côté du locataire puisque celui-ci ne prend pas l’initiative de mettre fin au bail à proprement parler mais se borne à ne pas accepter l’offre de renouvellement[8].

En revanche, le droit d’option du bailleur est régulièrement exercé par la délivrance d’un acte extrajudiciaire refusant le renouvellement du bail[9].

Encore faut-il que l’option soit explicite et qu’elle ne soit assortie d’aucune réserve ou condition[10].

A cet égard, l’article L. 145-59 du code de commerce prévoit expressément que la décision du bailleur de refuser le renouvellement du bail est irrévocable, mais il n’est pas exclu que, par symétrie, l’option exercée par le locataire soit également irrévocable[11].

La prudence commande donc de considérer que l’option, une fois exercée, ne peut plus être rétractée.

Pour d’évidentes raisons de preuve, il convient de privilégier l’utilisation de la lettre recommandée avec demande d’avis de réception ou, mieux, de l’acte d’huissier (désormais commissaire de justice).

Par ailleurs, ni le bailleur ni le locataire n’ont l’obligation de donner les raisons de leur choix : l’option n’a pas à être motivée[12].

Inutile, par conséquent, de prêter le flanc à la critique en fournissant un motif qui pourrait éventuellement être jugé fallacieux, alors que le droit d’option est discrétionnaire.

Si la partie « victime » du droit d’option peut parfois être tentée de recourir à la théorie de l’abus de droit pour soulever une contestation, force est de constater que les juridictions font rarement application de cette notion en matière de droit d’option.

A titre d’illustrations :

  • Le juge saisi d’un moyen tiré de l’abus de droit commis par le locataire « n’avait pas à répondre à des conclusions qui, après avoir soutenu à tort que le locataire avait exercé trop tôt son droit d’option, lui faisaient grief de l’avoir exercé trop tard »[13] ;
  • « L’exercice par le bailleur du droit d’option que lui confère la loi peut en l’occurrence parfaitement s’expliquer par le désaccord des parties sur le montant du loyer »[14] ;
  • Le fait pour le locataire d’exercer son droit d’option sans délai de prévenance, et de se réinstaller à proximité, « n’est pas fautif en soi »[15] ;
  • Le fait pour une clinique d’avoir attendu 15 jours avant la libération effective des lieux pour notifier au bailleur sa renonciation au renouvellement du bail, en cours de délibéré sur la fixation du loyer et alors que le projet de déménagement était prévu depuis plusieurs années, ne démontre pas « l’intention de nuire au bailleur » et ne constitue donc pas un abus de droit[16] ;
  • « L’exercice du droit d’option par le preneur après plusieurs années de procédure ne caractérise en l’espèce ni mauvaise foi ni intention de nuire et n’a pas dégénéré en abus de droit »[17].

4. Quelles conséquences financières ?

Lorsque c’est le locataire qui exerce le droit d’option, il n’a droit à aucune indemnité d’éviction puisque, par hypothèse, ce n’est pas le bailleur qui lui refuse le renouvellement du bail[18].

A l’inverse, si le bailleur est à l’initiative du droit d’option, alors il doit offrir le paiement d’une indemnité d’éviction[19].

Par ailleurs, dès lors que l’exercice du droit d’option rétroagit à la date d’effet du congé (ou de la demande de renouvellement), le bail est alors censé n’avoir jamais été renouvelé et le locataire est donc dans la situation d’un occupant sans droit ni titre, ce qui justifie le prononcé d’une indemnité d’occupation[20].

En la matière, deux régimes coexistent :

  • D’une part, l’indemnité d’occupation due pour la période antérieure à l’exercice du droit d’option est qualifiée de statutaire en ce qu’elle trouve son origine dans l’application de l’article L. 145-57 du code de commerce. Elle est égale à la valeur locative[21] ;
  • D’autre part, l’indemnité d’occupation due à compter de l’exercice du droit d’option et jusqu’à libération effective des lieux est dite de droit commun. Elle peut être supérieure à la valeur locative[22].

A défaut d’accord, la valeur locative est déterminée d’après cinq critères légaux que sont les caractéristiques du local, la destination des lieux, les obligations respectives des parties, les facteurs locaux de commercialité et les prix couramment pratiqués dans le voisinage[23].

En pratique, la valeur locative est généralement fixée à dire d’expert.

Enfin, les frais de l’instance sont en principe à la charge de celui qui exerce le droit d’option.

Il s’agit des frais de procédure au sens large, c’est-à-dire tant les dépens que l’article 700 du code de procédure civile[24], mais uniquement ceux exposés avant l’exercice du droit d’option, et non ceux d’une nouvelle procédure engagée postérieurement pour fixer le montant des indemnités d’éviction et d’occupation[25].

*          *          *

En conclusion, il s’avère que le droit d’option constitue un « outil » intéressant pour l’une et l’autre des parties à un bail commercial, qu’il convient d’avoir à l’esprit au moment du renouvellement du bail puis, le cas échéant, tout au long de la procédure de fixation du loyer.

Simple dans son principe (il s’agit fondamentalement d’un droit de rétractation), le droit d’option recèle toutefois de nombreuses subtilités qui justifient de consulter un professionnel du droit des baux commerciaux.

Bernard RINEAU, avocat associé

Thomas BEAUCHAMP, avocat


[1] Cass. 3ème civ., 6 décembre 1995, n° 94-10.611 ; CA Versailles, 22 octobre 1998, n° 96/03123 ; CA Paris, 16ème chambre, section A, 15 septembre 2004, n° 03/14206.

[2] Cass 3ème civ., 21 mars 1990, n° 88-20.402, publié au bulletin.

[3] Cass. 3ème civ., 1er juillet 1998, n° 96-20.204, publié au bulletin.

[4] Cass. 3ème civ., 9 octobre 1974, n° 73-11.561, publié au bulletin ; 15 février 1983, n° 81-11.486, publié au bulletin ; 2 décembre 1992, n° 90-18.844, publié au bulletin ; 23 mars 2011, n° 06-20.488, publié au bulletin.

[5] Cass. 3ème civ., 11 décembre 2013, n° 12-29.020, publié au bulletin.

[6] Cass. 3ème civ., 15 avril 2021, n° 19-24.231, publié au bulletin.

[7] Cass. 3ème civ., 29 novembre 2005, n° 04-16.974 (délai de 5 semaines en l’espèce).

[8] CA Versailles, 22 octobre 1998, n° 96/03123.

[9] Cass. 3ème civ., 14 mai 1997, n° 95-15.157.

[10] Cass. 3ème civ., 14 novembre 2007, n° 06-16.063, publié au bulletin ; 9 juin 2015, n° 13-21.889.

[11] Mémento Baux Commerciaux 2021-2022, Editions Francis Lefebvre, n° 71090.

[12] Mémento Baux Commerciaux 2021-2022, Editions Francis Lefebvre, n° 71045 ; Dalloz Action, Droit et pratique des baux commerciaux, n° 363.54.

[13] Cass. 3ème civ., 15 février 1983, n° 81-11.486, publié au bulletin.

[14] CA Chambéry, 16 avril 2013, n° 12/00444.

[15] CA Versailles, 12ème chambre, section 2, 24 mars 2011, n° 09/09671.

[16] CA Angers, 23 juin 2009, n° 06/00683.

[17] CA Paris, pôle 5, chambre 3, 8 décembre 2021, n° 19/08667

[18] Article L. 145-14 du code de commerce (a contrario).

[19] Cass. 3ème civ., 16 septembre 2015, n° 14-20.461, publié au bulletin.

[20] Cass. 3ème civ., 7 novembre 1984, n° 83-13.550, publié au bulletin ; 30 septembre 1998, n° 96-22.764, publié au bulletin ; CA Versailles, 22 octobre 1998, n° 96/03123 ; Cass. 3ème civ., 18 janvier 2011, n° 09-68.298.

[21] Cass. 3ème civ., 5 février 2003, n° 01-16.882, publié au bulletin ; CA Versailles, 12ème chambre, section 2, 24 mars 2011, n° 09/09671 ; CA Paris, pôle 5, chambre 3, 26 février 2014, n° 12/05634.

[22] CA Versailles, 12ème chambre, section 2, 24 mars 2011, n° 09/09671 ; CA Paris, pôle 5, chambre 3, 26 février 2014, n° 12/05634.

[23] Article L. 145-33 du code de commerce.

[24] Cass. 3ème civ., 14 avril 2016, n° 14-29.963 (par analogie).

[25] Cass. 3ème civ., 16 septembre 2009, n° 08-15.741, publié au bulletin.

« La justice est la liberté en action » (Joseph JOUBERT – « Pensées »).

Palais-de-justice

L’accès de tout individu à la justice est un pilier central de l’ordre démocratique moderne, garanti par l’ensemble des textes constitutionnels qui nous gouvernent.

Comme en toute matière juridique, le droit du travail n’échappe pas à la réalité du contentieux, lequel est inhérent à la vie des praticiens, et tout particulièrement des employeurs, lesquels sont principalement la cible du procès prud’homal.

Dès lors, il est constant que l’action en justice du salarié est un sujet central qui vient préoccuper quotidiennement les entreprises, lesquelles sont amenées à devoir impérativement anticiper celle-ci, notamment à l’issue de la rupture du contrat de travail.

Même si les barèmes « MACRON » ont permis d’offrir à l’employeur une certaine visibilité sur les risques financiers qui pèsent sur son entreprise en cas d’action d’un salarié devant un Conseil de Prud’hommes, il n’en reste pas moins que toute rupture du contrat de travail, qui n’aurait pas été négociée amiablement, conduit celui-ci à devoir impérativement provisionner des fonds permettant de faire face à toute condamnation.

Il est par ailleurs constant qu’un salarié sorti de l’entreprise est souvent considéré comme un électron libre en capacité de nuire aux intérêts de son ancien employeur, notamment lorsque celui-ci est détenteur d’un certain nombre d’informations concernant la gestion sociale interne, pouvant être portées à la connaissance du grand public, ou des juridictions.


On oublie néanmoins que l’action en justice du salarié n’est pas limitée aux hypothèses dans lesquelles le contrat de travail est déjà rompu.

A ce titre, sur la proportion des saisines du Conseil de Prud’hommes, un certain nombre d’entre elles sont introduites par des salariés toujours en poste chez leur employeur.

La majorité de ces actions en justice concerne alors l’exécution du contrat de travail, notamment le paiement des salaires et des heures supplémentaires.

D’autres contentieux sont également récurrents, comme ceux portant sur les demandes de résiliation judiciaire du contrat de travail aux torts de l’employeur, en raison de faits constitutifs de manquements contractuels.

Dans toutes ces hypothèses, malgré son action en justice, le salarié continue alors à exécuter normalement son contrat de travail parallèlement à la poursuite de la procédure.

Sans s’attarder sur la question de l’ambiance de travail détériorée qui fait nécessairement suite à l’action en justice du salarié encore en poste, il convient plus particulièrement de se focaliser sur les conséquences de cette action eu égard au comportement qui doit être adopté par l’employeur dans la gestion des rapports contractuels du collaborateur.

De fait, celui-ci doit alors se montrer particulièrement vigilant et ne pas entreprendre de démarches en vue de commettre des actes de rétorsion à cette action en justice.


C’est en effet dans ce contexte, que la jurisprudence est venue consacrer le droit du salarié d’agir en justice, au cours de l’exécution de son contrat de travail, comme une liberté fondamentale ne pouvant être sanctionnée par l’employeur, sous quelque forme que ce soit (I.).

Il sera d’ailleurs précisé que ce droit fondamental d’ester en justice a été étendu à tout acte de participation du salarié à une procédure judiciaire intentée contre son employeur, même lorsque celle-ci concerne un autre de ses collègues, à l’instar de la communication des attestations de témoin.

Il sera néanmoins relevé que, très récemment, la Cour de Cassation est venue limiter la liberté d’ester en justice, et la protection attachée au salarié au titre de celle-ci, en reconnaissant, dans certaines hypothèses, qu’elle pouvait dégénérer en abus de droit (II.).

Dès lors, cette liberté d’ester en justice n’apparaît plus aujourd’hui comme étant absolue.

I. Le droit du salarié d’ester en justice, une liberté fondamentale dont l’effectivité est étroitement surveillée par les juges

L’action judiciaire du salarié est considérée, de jurisprudence constante, comme une liberté fondamentale qui ne peut aucunement faire l’objet de la moindre mesure de rétorsion de la part de l’employeur (Cass, Soc. 16 mars 2016, n°14-23.589).

Pour rendre effective cette protection du salarié, la jurisprudence est ainsi venue poser des sanctions dissuasives, telle que la nullité des licenciements dont le fondement serait en lien avec cette action en justice du salarié (Cass, Soc. 29 octobre 2013, n°12-22.447).

Tel est le cas, par exemple, d’une mesure de licenciement dont le fondement serait la plainte pénale déposée par le salarié contre son employeur (Cass, Soc. 28 avril 2011, n°10-30.107).

A également été annulé, le licenciement d’un salarié dont il était reproché d’avoir témoigné contre son employeur, dans le cadre d’une procédure concernant un autre de ses collègues (Cass, Soc. 4 avril 2006, n°04-44.549).

On observe donc, que d’une manière générale, la protection offerte au salarié du fait de son action en justice s’entend de manière large, dans la mesure où elle concerne également les procédures dont celui-ci n’est même pas à l’origine.


L’objectif est alors d’empêcher le salarié de renoncer à exercer ses droits, alors que son contrat de travail est toujours en cours d’exécution, de peur de représailles pouvant intervenir de la part de son employeur.

Il est constant que cette protection a trouvé son inspiration dans celle offerte aux salariés exerçant des activités syndicales, l’esprit de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire étant ainsi de rendre la liberté fondamentale du salarié comme effective.

Cette protection apparaît dès lors comme véritablement louable, celle-ci empêchant l’employeur de tenter d’intimider ses salariés en menaçant ces derniers, en cas de saisine d’une juridiction à son encontre, de leur faire perdre leur emploi, de ne pas les faire évoluer dans leurs fonctions, ou même de voir plus généralement leurs conditions de travail se dégrader.


Face au couperet de la nullité du licenciement, il est formellement déconseillé aux employeurs faisant face à des raisons légitimes de licencier un salarié qui a été à l’initiative d’une action judiciaire contre l’entreprise, d’aborder l’existence de cette action dans la lettre de licenciement, même si cela se fait de manière contextuelle.

Cette précaution ressort d’un arrêt récent de la Cour de Cassation dans lequel celle-ci est venue annuler un licenciement du seul fait que l’action judiciaire du salarié avait été abordée dans la lettre de rupture, indépendamment même du motif retenu à l’appui de la mesure (Cass, Soc. 13 février 2019, n°17-23.720).

En revanche, dès lors que l’employeur ne mentionnera pas l’existence de l’action en justice du salarié, c’est à ce dernier de démontrer le lien de causalité entre cette action et la rupture de son contrat de travail, ce qui nécessairement sera particulièrement délicat, notamment lorsque la cause réelle et sérieuse de licenciement semble justifiée (Cass, Soc. 5 décembre 2018, n°17-17.687).


On observe, d’une manière générale, que la Cour de Cassation est donc venue progressivement apporter une certaine cohérence dans le régime de protection du salarié ayant agi en justice contre son employeur.

Un autre arrêt datant de la fin de l’année 2020 confirme ce mouvement, la Cour de Cassation étant venue préciser qu’une mesure de licenciement, notifiée de manière contemporaine avec une action en justice du salarié, ne faisait pas présumer l’existence d’un lien entre ces deux évènements (Cass, Soc. 4 novembre 2020, n°19-12.367).

Cette modération accordée par la jurisprudence apparaît dès lors plutôt louable, l’action en justice du salarié ne devant pas conduire à une impossibilité générale pour l’employeur de licencier celui-ci, pour juste motif, de peur de voir la mesure annulée par les juges.

Il est d’ailleurs constant que, contrairement aux élus, aux représentants de sections syndicales, ou aux délégués syndicaux, le salarié ayant été à l’initiative d’une action en justice ne se voit nullement accorder le statut officiel de salarié protégé, pour lequel le licenciement doit préalablement être autorisé par l’Inspecteur du travail.  

Une autre limitation a également été posée très récemment par la Cour de Cassation, laquelle a jugé que le droit d’agir en justice pouvait parfois dériver en un abus sanctionnable par l’employeur.

II. La consécration jurisprudentielle de l’abus dans l’exercice du droit du salarié d’agir en justice

Au-delà de la protection accordée au salarié ayant fait valoir ses droits en justice, la jurisprudence est également venue étendre celle-ci lorsque l’action n’a pas encore été introduite par ce dernier.

C’est ainsi que la Cour de Cassation a déjà considéré qu’un licenciement prononcé à l’égard d’un salarié qui menaçait directement son employeur de saisir le Conseil de Prud’hommes, était entaché de nullité, car attentatoire à la liberté de celui-ci d’agir en justice (Cass, Soc. 21 novembre 2018, n°17-11.122).

Si cette position est on ne peut plus logique, il est légitime de s’interroger sur les limites de cette protection lorsque la menace d’action en justice ne sert qu’à fomenter un chantage à l’encontre de l’employeur.

Dans cette hypothèse, il est ainsi constant que le droit pour le salarié d’agir en justice se transforme en abus, notamment lorsque le bien-fondé de l’action est plus que contestable.


Sur ce constat, la jurisprudence est très récemment venue limiter la protection attachée au salarié menaçant son employeur d’une action en justice, lorsque le fondement desdites menaces n’était nullement de permettre au salarié de faire valoir ses droits, mais uniquement d’obtenir une faveur de la part de son employeur.

C’est ainsi que par un arrêt du 7 décembre 2022, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation a estimé que le licenciement d’un conducteur de métro de la RATP était bien fondé, et nullement entaché de nullité, alors même que la mesure était justifiée par les nombreuses menaces de dépôt de plaintes pénales émises par ce salarié à l’encontre de ses supérieurs hiérarchiques (Cass, Soc. 7 décembre 2022, n°21-19.280).

L’intérêt de cette décision réside dans sa motivation, la Cour de Cassation ayant jugé qu’en l’espèce, le salarié n’avait aucune « volonté authentique » d’agir en justice.

Les menaces de l’intéressé étaient, en effet, guidées par un seul objectif, celui de ne pas être convoqué en vue d’un entretien disciplinaire justifié par d’autres faits.

Cet arrêt a pour mérite de consacrer officiellement la fin de la protection du salarié qui abuse de son droit d’agir en justice, en permettant à l’employeur de licencier celui-ci du fait même de cet abus.


On retiendra, in fine, que les critères posés par la Cour de Cassation en matière de limitation de la protection du salarié du fait de son action en justice sont sensiblement similaires à ceux existant en matière de condamnation pour procédure abusive.

Pour rappel, tout justiciable peut être condamné au paiement d’une amende civile d’un montant de 10.000 euros, et au paiement de dommages et intérêts, dès lors que l’action ouverte par celui-ci devant une juridiction est reconnue comme abusive.

Sur ce point, la Cour de Cassation a récemment rappelé, plus précisément, que le salarié pouvait être condamné pour procédure abusive si son action résultait d’un acte de malice, de sa mauvaise foi, ou d’une erreur grossière (Cass, Soc. 26 février 2020, n°18-22.790).

A suivre la Cour de Cassation, on retiendra donc que l’employeur dispose de garde-fous face à un abus de son salarié dans l’exercice de sa liberté d’agir en justice, que ce soit avant la saisine des juridictions, grâce à la possibilité de sanctionner celui-ci pour ce motif, ou après une telle saisine, par la condamnation de l’intéressé au paiement d’une amende civile.


Il sera néanmoins précisé que face à des menaces d’action en justice, ou face à une saisine effective du Conseil de Prud’hommes, les juridictions sont en pratique extrêmement fébriles à donner raison à l’employeur de sorte qu’il est appelé à faire preuve de la plus grande prudence dans ce type de situations.

Ainsi, que ce soit en matière de licenciement pour menace d’action en justice, ou de condamnation pour procédure abusive, il appartiendra à l’employeur de démontrer la mauvaise foi de son salarié et son intention de nuire, ce qui n’est jamais chose aisée.

Comme souvent en matière de droit du travail, la pratique appelle donc l’employeur à ne jamais tenir pour acquis les grands principes posés par la jurisprudence, notamment lorsque les sanctions encourues sont particulièrement dissuasives.

Kévin CHARRIER

Avocat chargé du pôle social

Bernard RINEAU

Avocat associé

La moralisation de la vie publique est devenue un objectif incontournable pour tous les acteurs publics, et un refrain omniprésent dans la presse, dans le langage politique et au sein des tribunaux.

Sans titre (5)

De certains manquements au devoir de probité : la morale érigée en obligation

Servir la chose publique serait une mission presque sacrée, une vocation réservée à ceux qui sont suffisamment probes, presque saints,pour ne pas abuser du pouvoir qui leur est confié, au risque de provoquer la défiance et le désintérêt du peuple pour ses gouvernants, voire le despotisme et la corruption généralisée.

Cette préoccupation des pouvoirs publics pour la droiture de ses représentants, du plus grand au plus petit, ne date pas d’hier, car il semblerait, hélas ! que les hommes soient naturellement enclins à abuser de leur pouvoir, aussi limité soit-il[1].  

Les effets néfastes des abus de pouvoir ont conduit les législateurs à ériger en infractions pénales des agissements contraires à la morale publique et attentatoires à la crédibilité, et donc à l’autorité, du gouvernant[2]. Il faut bien, en effet, que « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »[3].

Mais cette préoccupation semble, aujourd’hui plus que jamais, sur le devant de la scène, y compris judiciaire.

L’affaire dite « des écoutes téléphoniques » ayant donné lieu au renvoi de Nicolas Sarkozy devant le tribunal correctionnel ou la retentissante affaire de corruption ayant éclaté au sein du Parlement européen en décembre 2022 illustrent cette bataille que livrent, de longue date, les autorités judiciaires contre ce qui pourrait dévoyer les institutions publiques et la confiance qu’elles sont censées susciter.

C’est l’occasion de présenter les grandes lignes de quelques-unes de ces infractions de la vie des affaires publiques, dont les noms sont devenus presque familiers, mais qui restent délicates à distinguer : la corruption (I), le trafic d’influence (II), la prise illégale d’intérêts (III), le favoritisme (IV).

Toutes font partie d’une section du code pénal dont l’intitulé révèle bien la nature de ces infractions : « Des manquements au devoir de probité ».


A titre liminaire : sur les auteurs de ces infractions

Toutes ces infractions ont un dénominateur commun : elles incriminent des actes commis « par une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public, ou investie d’un mandat électif public », c’est-à-dire, pour schématiser, par les serviteurs de l’Etat[4].

Cette formulation permet d’englober largement les personnes visées, qui peuvent être d’anciens présidents de la République[5], anciens ministres ou commissaires européens[6], parlementaires[7], ou plus simplement membres de conseils généraux ou municipaux, adjoints au maire, fonctionnaires de préfecture, ou même, agents de la sécurité sociale, de France Télécom ou d’EDF[8].

En pratique les condamnations les plus nombreuses concernent les élus locaux, ce qui pourrait s’expliquer par le fait que les nouveaux élus « essaient, en fouillant dans la gestion de leurs prédécesseurs, de découvrir des actes d’ingérence qui leur permettront, la justice pénale aidant, d’écraser plus complètement leurs adversaires politiques »[9].

I. La corruption : un avantage indu pour obtenir un service

La corruption est un délit de pouvoir qui vise le fait, pour une personne investie de certaines fonctions, de solliciter ou d’accepter, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, un don, une offre, ou une promesse en vue d’accomplir, de retarder, ou d’omettre d’accomplir un acte entrant dans le cadre de ses fonctions, étant précisé que l’incrimination vise aussi bien le secteur public que privé[10].

La loi distingue deux types de corruption qui sont, en réalité, les deux facettes d’une même infraction :

  • Le délit de corruption active, qui vise les agissements par lesquels un tiers obtient un avantage d’une personne exerçant une responsabilité publique (ou privée). Est ainsi considéré comme corrupteur actif le chef d’entreprise qui, pour obtenir un marché public, rémunère les membres du conseil municipal. Ce délit vise le corrupteur.
  • Le délit de corruption passive, qui traduit le fait, pour une personne publique, de trafiquer sa fonction, en sollicitant ou en acceptant un don ou une promesse. Ce délit vise le corrompu.

Le pacte frauduleux entre celui qui sollicite et celui qui accepte peut être conclu « à tout moment », ce qui signifie qu’il peut être postérieur à l’octroi de l’avantage, par exemple si un responsable politique cherche une récompense pour le service rendu sans droit.

Le délit de corruption étant une infraction formelle, le résultat lui est indifférent : il n’est pas nécessaire, pour que l’infraction soit constituée, que la contrepartie promise ait été effectivement accordée, tant que l’objectif poursuivi par l’offre était proposé de mauvaise foi (« sans droit ») et en vue de l’accomplissement ou l’omission d’un acte entrant dans les fonctions du corrompu.

Qu’elle soit active ou passive, la corruption est sévèrement réprimée : jusqu’à dix ans d’emprisonnement (le maximum pour un délit) et un million d’euros d’amende, ainsi que, comme pour toutes les atteintes à la probité, des peines complémentaires dont l’inéligibilité[11].

II. Le trafic d’influence : un avantage indu pour obtenir une influence

Délit voisin de la corruption, dont il partage largement le texte d’incrimination, le trafic d’influence vise, lui aussi, deux comportements distincts, selon que l’on se place du côté de l’agent public malhonnête, ou de celui qui souhaite bénéficier de l’influence de ce dernier.

Pour un agent public, l’incrimination vise le fait d’avoir, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, sollicité ou agrée des offres, promesses, dons ou avantages quelconques pour lui-même ou pour autrui, pour abuser ou avoir abusé de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d’une autorité ou d’une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés, ou toute autre décision favorable (trafic d’influence passif)[12].

S’agissant du bénéficiaire de l’influence, le texte sanctionne quiconque qui aurait, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, proposé un avantage quelconque à un agent public pour que celui-ci abuse ou parce qu’il aurait abusé de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d’une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés, ou toute autre décision favorable (trafic d’influence actif)[13].

Là aussi, les deux auteurs doivent avoir agi de mauvaise foi et pour abuser ou avoir abusé d’une influence réelle ou supposée ; le bénéfice réel de l’opération étant, là encore, indifférent à la caractérisation du délit.

Qu’il soit actif ou passif, le trafic d’influence est puni des mêmes peines que la corruption.

III. La prise illégale d’intérêts : la persistance d’un conflit d’intérêts

Parce qu’elles sont censées servir la chose publique d’un cœur sans partage, les personnes publiques ne doivent pas être en situation de privilégier leurs intérêts aux dépens des intérêts dont elles ont la charge.

Le délit de prise illégale d’intérêts, ou délit d’ingérence, consiste donc, pour une personne publique, dans le fait « de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement »[14].

Ce délit-obstacle vise donc à empêcher qu’une situation de conflit d’intérêts apparaisse ou perdure, indépendamment des intentions réelles de l’agent, afin d’éviter non seulement que celui-ci succombe à la tentation de privilégier ses intérêts propres, mais aussi qu’un doute puisse naître dans l’esprit des administrés sur la droiture de ses actes, quand bien même ils seraient désintéressés.

Les décisions de condamnation sont nombreuses, autant parce que Montesquieu semble avoir raison[15], que parce cette incrimination est une arme redoutable et simple à utiliser par des opposants politiques ou toute personne que l’intérêt général préoccupe sincèrement[16].

Les peines prévues pour ce délit vont jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 500 000 euros d’amende, outre l’inéligibilité et d’autres peines complémentaires.

Les exemples typiques sont le cas d’un maire qui signe des arrêtés de nomination de membres de la famille de son directeur de cabinet[17], ou le président d’une ONG qui confie l’organisation d’actions de formation à une société dont sa femme et son fils sont gérants[18], ou celui du maire d’une commune et de l’un de ses adjoints qui participent aux délibérations et au vote du conseil municipal portant sur une modification du PLU destinée à rendre plus facilement constructible une zone sur laquelle les deux intéressés y détenaient des biens immobiliers[19].

Il est à noter que des exceptions sont prévues pour les personnes exerçant des responsabilités publiques dans les communes de 3 500 habitants au plus, et que ce délit vise également, selon des modalités un peu différentes, les personnes ayant cessé leurs fonctions publiques depuis moins de trois années et qui exerceraient dans le secteur privé (délit de pantouflage)[20].

Le favoritisme : un avantage indu envers un candidat à un marché public

Le délit de favoritisme sanctionne le fait de procurer ou tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives et réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession[21].

Pour ce délit, la loi prévoit un spectre plus large d’auteurs potentiels, englobant toute personne, quel que soit son statut, qui interviendrait dans le processus d’attribution d’un marché public, sans qu’il soit déterminant qu’elle dispose effectivement d’un pouvoir de décision ou non.

L’objectif de cette incrimination est de trouver le juste équilibre entre différentes considérations : la liberté du commerce et de la commande publique, la compétitivité, mais aussi la transparence, l’égalité et la moralisation de la vie économique.

Pour simplifier, l’infraction consiste dans le fait de violer une règle encadrant les marchés publics et les contrats de concession interdisant les pratiques discriminatoires (donc garantissant la liberté d’accès et l’égalité des candidats), pour avantager ou tenter d’avantager indûment un candidat au marché.

Le bénéficiaire de l’avantage litigieux doit être un tiers, l’avantage consenti à soi-même n’entrant pas dans la qualification de favoritisme, mais de prise illégale d’intérêts.

Ici encore, il n’est pas requis, pour que l’infraction soit consommée, que l’avantage litigieux ait été obtenu dès lors qu’est caractérisée l’intention frauduleuse, assez facilement déduite des circonstances ou de la personnalité du prévenu.

Les peines peuvent aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 200 000 euros d’amende, ce montant pouvant être porté au double du produit tiré de l’infraction, outre l’inéligibilité.

Les qualifications de favoritisme et de corruption passive peuvent se cumuler et être appliquées aux mêmes faits reprochés à la même personne, dès lors qu’il s’agit de délits distincts protégeant des intérêts différents et que le principe de non-cumul des peines de même nature est respecté[22].


Une difficulté collatérale peut surgir à l’occasion de poursuites pour l’une des infractions ci-dessus : la médiatisation.

Favorisée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui protège intensément la liberté d’expression[23], la médiatisation des « affaires » est devenue presque inévitable sous la poussée d’une opinion publique réclamant toujours plus de transparence dans la vie publique et « le droit de (tout) savoir ».

Tribut payé à l’exigence de moralisation de la vie publique, ce phénomène transforme les médias, y compris bien-sûr les réseaux sociaux, en une forme habituelle de tribunal populaire « hors les murs »[24], parfois sans foi ni loi, susceptible d’entraîner des effets dévastateurs : diffamations, injures, atteintes à la vie privée, dénonciations calomnieuses, instrumentalisation politique, sans oublier l’effet de lynchage souvent démesuré permis par les réseaux sociaux.

De ces excès il faut aussi savoir se défendre, hors et dans les tribunaux : les atteintes à la probité, réelles ou supposées, ne sont jamais une raison pour faire preuve d’immoralité.

Jean-Eloi de BRUNHOFF

Avocat chargé du pôle pénal


[1] Comme le formule Montesquieu : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » (MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, 1748)

[2] Par exemple, une ordonnance de Saint Louis de 1254 et une autre de Charles VI de 1388 interdisaient aux gouverneurs d’accomplir, dans leur province, un grand nombre d’actes susceptibles d’entraîner des abus de pouvoir, notamment emprunter, acquérir, marier leurs enfants avec des habitants de ces territoires (Daniel JOUSSE, Traité de la justice criminelle, 1771).

[3] Ibid. note 1

[4] Raison pour laquelle ces infractions sont regroupées au sein du livre IV du code pénal intitulé « Des crimes et délits contre la nation, l’Etat et la paix publique ».

[5] Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy (celui-ci étant encore, à ce jour, présumé innocent dans l’attente d’une décision définitive)

[6] Alain Juppé, Edith Cresson

[7] Comment ne pas évoquer la grande affaire qui a précipité l’avènement de lois anticorruption : le scandale de Panama, jugé par la cour d’appel de Paris en 1893, mettant en cause plus de cent parlementaires qui auraient touché d’importantes sommes d’argent, et qui se conclut notamment par la condamnation à cinq ans de prison de l’ancien ministre des Travaux publics, Charles Baïhaut.

[8] Crim. 21 janv. 1959, Bull. crim. N°59, Crim. 30 juin 2010, n°09-83.689, Crim. 29 juin 2011, n°10-86.771

[9] Y. MULLER-LAGARDE, Prise illégale d’intérêts, J.-Cl. Pénal, fasc. 20

[10] Pour le secteur public : art. 432-11, 1° (corruption passive) et 433-1, 1° (corruption active) du code pénal ; pour le secteur privé : art. 445-1 et s. du code pénal

[11] Art. 432-17 du code pénal

[12] Art. 432-11, 2° du code pénal

[13] Art. 433-1, 2° du code pénal

[14] Article 432-12 du code pénal

[15] Cf. note 1.

[16] On peut penser notamment à l’association ANTICOR.

[17] Crim., 11 mars 2014, n°12-88.312

[18] Crim., 3 avril 2007, n°06-83.801

[19] Crim., 3 avril 2019, n°18-83.599

[20] Art. 432-13 du code pénal

[21] Article 432-14 du code pénal

[22] Crim., 12 juillet 2016, n° 15-80.477

[23] Article 10 de la Convention européenne des droits d’homme

[24] S. GUINCHARD, Les procès hors les murs, in J. BEAUCHARD et P. COUVRAT (dir.), Droit civil, procédure, linguistique juridique. Ecrits en hommage à Gérard Cornu, PUF, 1994

4 milliards... C’est le nombre de personnes utilisant les réseaux sociaux quotidiennement à l’échelle mondiale, et ce, en moyenne deux heures et demie par jour.

influenceurs

En France, TikTok représente 14,9 millions d’utilisateurs par mois, quand Instagram en enregistre 22 millions, largement devancée par YouTube, avec ses 40 millions d’utilisateurs mensuels au cours de cette année 2022.

À l’ère du numérique, les réseaux sociaux constituent inexorablement, pour les entreprises, de nouveaux modes de communication marketing et commerciale leur offrant une visibilité grandissante ou renforcée via, notamment, les influenceurs.

Instagram, TikTok, YouTube, Facebook, Twitter ou encore Snapchat deviennent alors de véritables outils de publicité, comme le qualifie la Cour de cassation[1].

S’agissant de l’influenceur, l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP) le définit comme « un individu exprimant un point de vue ou donnant des conseils dans un domaine spécifique et selon un style ou un traitement qui lui sont propres et que son audience identifie »[2].

La Cour d’appel de PARIS (arrêt du 10 février 2021) le définit, elle, comme « une personne active sur les réseaux sociaux, qui par son statut, sa position ou son exposition médiatique est capable d’être un relai d’opinion influençant les habitudes de consommation dans un but marketing »[3].

En d’autres termes, l’influenceur est un transmetteur entre l’entreprise et sa communauté d’abonnés ou de potentiels consommateurs.

Malgré les enjeux financiers, commerciaux et marketing sous-jacents, le contrat entre l’entreprise et l’influenceur est souvent accessoire, de sorte que les litiges sont fréquents et compliqués à dénouer compte tenu des différents droits qui s’enchevêtrent.

Le présent article s’inscrit dans une volonté de présenter les spécificités de la rédaction d’un contrat conclu avec un influenceur, lorsque celui-ci intervient en tant que prestataire de services (I), ainsi que les intérêts de formaliser ces relations contractuelles (II).

Aperçu des spécificités contractuelles des relations entre un influenceur prestataire de services et une entreprise

Les relations entre un influenceur et une entreprise ne font pas l’objet d’un régime juridique propre.

Cependant, ces dernières présentent des spécificités au regard de la qualité des parties et de l’objet du contrat, notamment quant aux obligations des parties.

Un contrat intuitu personae

Le contrat conclu entre une entreprise et un influenceur est un contrat intuitu personae ce qui signifie que ce contrat est conclu en considération de la qualité des parties.

L’influenceur est choisi par l’entreprise en raison de sa personnalité et l’entreprise a un intérêt légitime à ce que la promotion de produits ou services qu’elle commercialise soit assurée par ce dernier.

Partant, la personnalité, l’image, le travail, les compétences, la créativité de l’influenceur, mais également sa communauté sur ses réseaux sociaux, son nombre d’abonnés (ou « followers »), de « vues », de « likes », de « partages » constituent des éléments déterminants dans le choix de l’entreprise.

Réciproquement, l’influenceur, en tant que prestataire de services, accepte de promouvoir les produits ou services d’une entreprise dont l’image, l’esprit et les valeurs qu’elle véhicule sont généralement en adéquation avec les siennes.

Ainsi, le contrat conclu entre un influenceur et une entreprise repose très souvent sur les qualités des parties et la confiance mutuelle qu’ils se portent.

La création de contenu, objet de l’obligation contractuelle de l’influenceur

L’influenceur a pour obligation essentielle la création de contenu destiné à promouvoir la marque, les produits (objets, vêtements…), ou les services d’une entreprise.

La création de contenu prend généralement la forme de publications, de « post » c’est-à-dire de photos, de vidéos accompagnées de textes, de prises de parole sur les comptes des réseaux sociaux de l’influenceur.

Il est ainsi nécessaire de déterminer précisément, au sein du contrat, cette prestation caractéristique, notamment dans ses modalités d’exécution.

L’influenceur, prestataire de services, bénéficie d’une très grande liberté créative dans la publication de ce contenu, sous réserve de ne pas porter atteinte à l’image de l’entreprise et de respecter les principes de protection de la vie privée et de non-discrimination.

Ces publications doivent être accompagnées de liens renvoyant à la marque ou à l’entreprise ainsi que des « hashtags ou # » faisant référence à des mots clés.

La rédaction d’un contrat permettra de définir clairement la prestation attendue, le nombre de publications, leur fréquence, le calendrier de publication de ces dernières, les supports utilisés ou encore leur nature.

La rémunération de l’influenceur

La rémunération de l’influenceur présente, elle aussi, des spécificités tenant à la nature de la prestation effectuée.

Ainsi, l’influenceur peut être rémunéré en nature par la fourniture de produits de l’entreprise pour laquelle il crée du contenu (tels que des vêtements, des produits de beauté, des accessoires), en fonction du secteur d’activité de cette dernière, ou encore par le prêt d’un de ses produits qu’il va pouvoir utiliser.

S’agissant d’une rémunération en numéraire, cette dernière peut être définie notamment en considération du contenu créé, du nombre de livrables (photos, vidéos…), de l’existence des « codes promo », du nombre de ventes enregistrées, des commissions, etc…

Il existe également un large panel de possibilités, s’agissant des modalités de règlement (avant ou après la création et la publication du contenu, périodique, fixe, commissions…).

L’identification précise du partenariat à caractère commercial, et l’absence de caractère trompeur des publications

La Loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 ainsi que les Recommandations de l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité renvoyantaux dispositions générales du Code de la Chambre de Commerce Internationale sur la publicité et les relations commerciales (et plus particulièrement son article 7), prescrivent que les communications commerciales et publicitaires doivent être clairement identifiables[4].

Dans la mesure où la publication de contenu destiné à promouvoir les produits ou services d’une entreprise en contrepartie d’une rémunération de l’influenceur s’analyse en un partenariat à caractère commercial, un principe de transparence et de loyauté du message s’impose, en lien avec le texte précité.

En effet, le contenu publié par l’influenceur destiné à promouvoir les produits ou services d’une entreprise s’adresse à des consommateurs.

En conséquence, l’existence du partenariat commercial entre l’influenceur et l’entreprise doit apparaître dans le contenu publié sur ses réseaux sociaux afin que les destinataires en aient une parfaite connaissance.

Cette identification doit être explicite, claire, précise et instantanée : dès lors, le caractère commercial doit être annoncé de manière intelligible pour le consommateur auquel il s’adresse, et être suffisamment visible au sein de la publication.

Par exemple, ce partenariat pourra être identifié par les mentions « sponsorisé par @ », « #sponsorisé », « en partenariat avec @ » (étant précisé que les mentions « ad » ou encore « sp » ne sont pas considérées comme suffisamment claires et précises).

Les intérêts d’une contractualisation formelle : protection et anticipation

Le pilier des relations entretenues entre un influenceur et une entreprise réside dans la confiance mutuelle que l’un se porte à l’autre.

La rédaction d’un contrat permet donc de formaliser et régulariser cette confiance qui en constitue la raison d’être.

À tout le moins, cette confiance se retrouvera dans l’équilibre contractuel recherché dans la rédaction des clauses.

Par ailleurs, la rédaction d’un contrat a pour objectif d’anticiper les difficultés pouvant intervenir au cours de son exécution.

Outre les spécificités exposées précédemment, le contrat conclu entre un influenceur et une entreprise déterminera précisément sa durée et les modalités et conséquences de sa résiliation, la confidentialité des informations, les conditions de modification dudit contrat, la répartition des responsabilités ou encore le règlement des litiges.

La rédaction d’un tel un contrat permettra, par exemple, d’organiser une exclusivité pour l’entreprise sur certains de ses produits, l’influenceur devant alors s’abstenir de publier des photos ou vidéos sur ses réseaux vantant les mérites d’un produit concurrent.

Qui plus est, il représente à la fois une protection pour l’influenceur et réciproquement, pour l’entreprise.

Pour l’influenceur, la protection de ses droits de propriété intellectuelle constitue par exemple une autre spécificité affectant directement les relations entre un influenceur et une entreprise.

En effet, le cœur du contenu réalisé par l’influenceur et les considérations au regard desquelles il a été choisi par l’entreprise afin de promouvoir sa marque ou ses produits résident dans sa personnalité, son image, ses opinions et sa créativité.

Partant, un contrat écrit formalisera les cessions des différents droits de propriété intellectuelle dans leurs durées et étendues outre celles des droits touchant à la personnalité de l’influenceur (image, voix…).

S’agissant de la protection de l’entreprise, le contrat pourra notamment prévoir des clauses permettant de sanctionner tout comportement préjudiciable de l’influenceur tel que :

  • des publications diffamatoires portant atteinte à l’image de l’entreprise ;
  • des publications constituant une publicité trompeuse ou mensongère ;
  • le non-respect des délais de publication du contenu ;
  • la création de contenu d’une durée trop brève (à l’exclusion des stories)…

François CHOMARD, Avocat associé

Léa DIMECH, Avocat


[1] Civ., 1ère, 3 juill. 2013, n°12-22.633. 

[2] ARPP, Recommandation « Communication publicitaire digitale » du 3 avril 2017.

[3] CA PARIS, Pôle 5, Chambre 15, 10 févr. 2021, n°19/17548.

[4] Article 20 de la Loi n°2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ; ARPP, Recommandation « Communication publicitaire numérique » version 5 entrée en vigueur, le 1er janvier 2022.