La primauté du licenciement pour inaptitude sur les autres formes de licenciement

L’inaptitude constitue un régime juridique renvoyant à l’incapacité du salarié de pouvoir exécuter ses missions contractuelles du fait d’un état de santé physique ou mental dégradé.

incapacité

Il s’agit d’une notion objective dans la mesure où cette inaptitude ne peut être constatée que par le médecin du travail, seul professionnel habilité à évaluer la possibilité pour un salarié de reprendre durablement son poste à l’issue d’une période d’arrêt de travail pour maladie.

L’inaptitude peut être professionnelle, lorsque celle-ci résulte d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle, reconnus comme tels par la Caisse Primaire d’Assurance Maladie (CPAM).

A contrario, l’inaptitude sera considérée comme non-professionnelle lorsqu’elle est la conséquence d’un accident ou d’une maladie n’ayant nullement été reconnue par la Caisse comme ayant été provoqué par le fait du travail.

L’inaptitude ne doit pas être confondue avec l’insuffisance professionnelle, laquelle renvoie à l’incapacité du salarié d’exécuter correctement ses missions contractuelles du fait de ses compétences.

A la différence de l’insuffisance professionnelle, l’employeur ne possède aucune marge de manœuvre sur la caractérisation de l’inaptitude de son salarié, l’avis du médecin du travail s’imposant nécessairement à lui.

Même si l’article L.4624-7 du Code du travail offre à l’employeur, comme au salarié, la possibilité de contester devant le Conseil de Prud’hommes un avis d’inaptitude rendu par le médecin du travail, il s’agit d’une procédure longue, coûteuse, et qui demeure peu empruntée (étant précisé que le salarié est rémunéré durant toute la durée de la procédure, sans pour autant fournir de prestation de travail, du fait de son état de santé).

Compte tenu de cette réalité, il est donc raisonnable de qualifier l’inaptitude comme une mesure s’imposant presque automatiquement à l’employeur, comme au salarié.


L’inaptitude du salarié ne constitue nullement une mesure neutre pour l’employeur, lequel devra tirer toutes les conséquences de l’avis rendu par le médecin du travail, en tentant de reclasser son salarié sur un poste compatible avec son état de santé, et le cas échéant, lorsque ce reclassement est impossible, procéder au licenciement de celui-ci.

Dans cette configuration, l’employeur est même incité à engager rapidement la procédure de rupture du contrat de travail, puisqu’il est contraint, à l’issue d’une période d’un mois suivant la reconnaissance de l’inaptitude, de reprendre intégralement le paiement des salaires de son salarié.

Le licenciement pour inaptitude offre néanmoins à l’employeur une certaine sécurité juridique dans la mesure où la cause réelle et sérieuse est objectivement établie par un avis du médecin du travail.

Sauf à ce que la procédure de reclassement n’ait pas été correctement menée, ou que l’employeur ait été reconnu comme étant responsable de l’inaptitude en raison d’une violation de son obligation de sécurité, la mesure de licenciement devient alors incontestable.

Sur ce point, le licenciement pour inaptitude constitue également une mesure d’ordre public s’imposant au juge.


Très récemment, la Cour de Cassation est venue rappeler que dès lors que l’inaptitude du salarié avait été prononcée par le médecin du travail, celui-ci jouissait d’une forme de protection caractérisée par l’impossibilité donnée à son employeur de le licencier pour un motif autre que cette inaptitude (Cass, Soc. 28 février 2024, n°22-23.568).

Cette position se situe dans la droite ligne du caractère d’ordre public du licenciement pour inaptitude à l’égard de l’employeur.

Elle a surtout pour intérêt de protéger le salarié contre toute forme de tentative de l’employeur de contourner les obligations, parfois contraignantes, mises à sa charge à la suite de la reconnaissance de l’inaptitude de son salarié.

Sur ce point, on relèvera, tout d’abord, que l’employeur pourrait décider de licencier son salarié pour faute, ou en raison d’une insuffisance professionnelle, afin d’éviter de devoir emprunter la procédure de recherche de reclassement, laquelle peut s’avérer parfois extrêmement chronophage.

L’employeur pourrait également se placer dans une logique financière en refusant de licencier son salarié pour inaptitude, au profit d’une mesure de licenciement pour faute grave, synonyme de privation de toute indemnité.

Cela pourrait ainsi être tentant lorsqu’on sait qu’un licenciement pour inaptitude peut s’avérer coûteux pour l’employeur, notamment lorsque l’inaptitude a une origine professionnelle.

Dans cette hypothèse, il sera en effet précisé que l’employeur est contraint de verser à son salarié une indemnité de licenciement doublée, ainsi qu’une indemnité compensatrice de préavis.

Fort de la volonté de consacrer le caractère inaliénable de ce principe de primauté du licenciement pour inaptitude, la Cour de Cassation est venue considérer qu’il s’appliquait même lorsque cette inaptitude était reconnue bien après l’enclenchement de la procédure de licenciement pour faute (Cass, Soc. 8 février 2023, n°21-16.258).

L’inaptitude a alors pour effet de bloquer toute autre procédure de licenciement en cours, et toute marge de manœuvre de l’employeur dans le choix de la mesure à adopter.


Si ce régime de protection du salarié inapte apparaît être tout à fait louable, sur le principe, force est néanmoins de constater qu’il peut donner lieu à un certain nombre de dérives.

Tout d’abord, l’inaptitude professionnelle peut potentiellement être instrumentalisée par le salarié, dès lors que celui-ci est sous le coup d’une mesure de licenciement pour faute grave (cf. arrêt précité, n°21-16.258).

Cela est surtout vrai lorsque le salarié est en arrêt de travail et qu’il est convoqué à un entretien préalable en vue d’un licenciement pour un tel motif.

Il peut alors être tentant pour celui-ci de solliciter, au cours de la procédure de licenciement, et avant l’entretien préalable, une visite de reprise auprès de la médecine du travail, et de demander au praticien chargé d’évaluer son état de santé de pouvoir bénéficier de la reconnaissance d’une inaptitude.

Si ce subterfuge suppose de convaincre le professionnel de santé (ce qui, dans les faits, est loin d’être acquis), il permet néanmoins de faire alors échec à la procédure disciplinaire.

Au-delà de cette hypothèse, il ressort que cette primauté du licenciement pour inaptitude peut créer une certaine impunité chez le salarié fautif, lequel est alors en droit de jouir des indemnités dont il aurait été privé en cas de licenciement pour faute grave (pour mémoire, la faute grave ou lourde a pour effet de priver le salarié de son indemnité de licenciement et de préavis).

Il sera d’ailleurs précisé que dans le cadre des deux arrêts précités (21-16.058 et 22-23.568), les salariés concernés par le licenciement pour inaptitude avaient commis des faits d’une particulière gravité, notamment des détournements de fonds de l’entreprise pour servir leurs intérêts personnels.

Dans cette configuration, cette position jurisprudentielle peut paraître inadaptée sur le plan moral.


Il ressort, enfin, que la primauté du licenciement pour inaptitude peut être particulièrement contre-productive pour l’intérêt des salariés eux-mêmes.

Notons, tout d’abord, que le salarié licencié pour inaptitude, dans un contexte de licenciement économique, sera particulièrement lésé vis-à-vis du régime d’assurance-chômage qui lui sera appliqué à sa sortie des effectifs.

En effet, un salarié licencié pour motif économique est en droit de bénéficier de dispositifs d’accompagnement et d’indemnisation renforcés, notamment au titre du Contrat de Sécurisation Professionnelle (CSP) proposé par FRANCE TRAVAIL (ex POLE EMPLOI), lequel permet de maintenir l’équivalent de la rémunération nette durant un an.

En revanche, si le salarié est licencié pour inaptitude, il ne pourra bénéficier que de l’Aide au retour à l’Emploi (ARE), laquelle est plafonnée à 57 % des revenus.

Face à ce constat, la Cour de Cassation avait ouvert la porte à une dérogation au principe de primauté du licenciement pour inaptitude lorsque le salarié pouvait être licencié pour motif économique, sans possibilité de reclassement (en l’espèce, l’entreprise avait cessé son activité (Cass, Soc. 15 septembre 2021, n°19-25.613).

Les arrêts du 8 février 2023 et du 28 février 2024 ont néanmoins définitivement mis à mal cette jurisprudence en ne prévoyant aucune exception à ce solide principe de primauté.

Cette rigidité jurisprudentielle, adoptée au nom de l’intérêt des salariés, pourrait paradoxalement desservir leurs intérêts dans certaines situations – par exemple dans l’hypothèse d’un employeur confronté aux faits fautifs d’un collaborateur, et qui le licencierait pour faute avec une certaine rapidité coupable, à l’approche d’une visite de reprise avec la Médecine du travail, afin d’éviter un licenciement pour inaptitude.

On peut même imaginer un salarié se faisant licencier dans l’anticipation de la reconnaissance d’une inaptitude et de toutes les conséquences négatives évoquées supra, alors que le risque était en réalité très faible – de sorte qu’en l’absence de visite de reprise, le salarié aurait été conservé dans l’effectif…

En conclusion, au regard de toutes ces configurations, il apparaît qu’à vouloir trop protéger les droits d’une partie, la jurisprudence peut parfois nuire aux intérêts de celle-ci.

Il est, en tout état de cause, rappelé que la procédure de licenciement pour inaptitude étant particulièrement risquée, l’employeur ne doit pas hésiter à se faire assister, au cours de celle-ci, par un professionnel.

Maître Bernard RINEAU

Avocat associé

Maître Kévin CHARRIER

Avocat chargé du pôle social

Une nouvelle année, un nouvel exercice comptable ou un nouveau trimestre amènent toute partie à un bail commercial à s’interroger sur l’opportunité ou la possibilité de faire varier à la hausse ou à la baisse le montant du loyer commercial.

loyer_bail_commercial

La période inflationniste à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés cristallise cette problématique.

Preneur ou bailleur, le statut des baux commerciaux organise des régimes légaux permettant de faire réviser le loyer en cours de bail, à votre demande, qu’il soit indexé ou non (I).

Ces règles permettent, en cours de bail, de réajuster le montant du loyer à la valeur locative du bien loué.

Néanmoins, en dehors de ces régimes, les parties sont toujours libres de fixer le loyer au montant sur lequel elles se sont accordées, même indépendamment de la valeur locative (II).

       I. LA REVISION LEGALE DU LOYER

Le loyer du bail commercial peut être réévalué à la hausse ou à la baisse en cours de contrat.

Le statut des baux commerciaux prévoit en effet des régimes de révision du loyer, que le locataire et le bailleur peuvent tous deux utiliser.

Les deux principaux régimes sont :

  • La révision triennale (A)
  • La révision du loyer indexé (B)

Ces règles consistent toujours à faire fixer le loyer révisé à la valeur locative, comme le prévoit l’article L.145-33 du code de commerce.

Il est donc toujours essentiel, pour le preneur comme le bailleur, de connaître la valeur locative du bien objet du bail avant d’engager tel ou tel régime de révision du loyer, et ce afin d’éviter des mauvaises surprises.

A. La révision triennale

1) Conditions d’application du régime

La valeur locative des bâtiments commerciaux est susceptible d’évoluer sensiblement sur plusieurs années.

Le bail commercial ayant une durée minimale de neuf ans, le risque en cours de bail de décorrélation du loyer applicable avec la valeur locative est important.

Dans ces conditions, la loi prévoit un régime de révision, lequel est d’ordre public, à l’article L.145-38 du code de commerce :

« La demande en révision ne peut être formée que trois ans au moins après la date d’entrée en jouissance du locataire ou après le point de départ du bail renouvelé. La révision du loyer prend effet à compter de la date de la demande en révision.

De nouvelles demandes peuvent être formées tous les trois ans à compter du jour où le nouveau prix sera applicable.

Par dérogation aux dispositions de l’article L. 145-33, et à moins que ne soit rapportée la preuve d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision triennale ne peut excéder la variation de l’indice trimestriel des loyers commerciaux [ILC] ou de l’indice trimestriel des loyers des activités tertiaires [ILAT] mentionnés aux premier et deuxième alinéas de l’article L. 112-2 du code monétaire et financier, intervenue depuis la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer. Dans le cas où cette preuve est rapportée, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente.

En aucun cas il n’est tenu compte, pour le calcul de la valeur locative, des investissements du preneur ni des plus ou moins-values résultant de sa gestion pendant la durée du bail en cours. »

attention

La procédure de révision triennale légale ne peut être mise en œuvre que si le loyer est applicable depuis trois ans, au moins.

Le point de départ de ce délai de trois ans court à compter soit :

  • de « la date d’entrée en jouissance du locataire », qui correspond en réalité à la date d’effet du bail, et non pas à la date à laquelle le preneur est réellement entré dans les lieux ou la date de signature du bail[1] ;
  • de la prise d’effet du bail renouvelé ;
  • de la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer.

Ce délai de trois ans constitue un minimum et toute clause qui aurait pour effet de faire échec à la révision triennale de manière générale, ou à cette seule condition particulière, serait nulle et de nul effet.

Après l’expiration de ce délai de trois ans, la demande en révision peut être faite par le bailleur, ou par le preneur, à tout moment, mais elle agira toujours rétroactivement.

Autrement dit, le nouveau loyer révisé ne sera dû qu’à compter du jour de la demande de révision.

2) Mise en œuvre du régime

a.  Première règle de principe : la révision du loyer à la valeur locative

L’article L. 145-33 du code de commerce dispose :

« Le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre à la valeur locative.

A défaut d’accord, cette valeur est déterminée d’après :

1° Les caractéristiques du local considéré ;

2° La destination des lieux ;

3° Les obligations respectives des parties ;

4° Les facteurs locaux de commercialité ;

5° Les prix couramment pratiqués dans le voisinage ;

Un décret en Conseil d’Etat précise la consistance de ces éléments. »

En principe, la révision du loyer prévue à l’article L.145-38 du code de commerce permet de faire fixer le loyer à la valeur locative.

Il est donc primordial, tant pour le bailleur que pour le preneur, de connaître cette valeur locative ou au besoin de se rapprocher d’un expert immobilier pour la faire fixer, avant de faire toute demande de révision du bail.

b. Deuxième règle de principe : le plafonnement du loyer révisé

Le loyer révisé est plafonné au taux de variation indiciaire correspondant (ILC ou ILAT[2]), entre la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer et la demande de révision du loyer.

Ce plafonnement légal permet de prévenir le locataire commercial des risques d’une augmentation excessive du loyer pouvant nuire à son activité.

Ainsi, lorsque la valeur locative est supérieure au plafond calculé conformément à l’article L.145-38 du code de commerce, le loyer révisé ne sera pas fixé à la valeur locative du local, mais à la valeur de ce plafond, tout au plus.

  • Il convient donc de calculer le plafond applicable au loyer révisé pour vérifier l’opportunité, tant pour le bailleur que pour le preneur, de demander la révision triennale du loyer :
calcul_plafond
c. Exception : le déplafonnement du loyer révisé sous réserve d’un système de lissage

L’article L.145-38 du code de commerce précise que le loyer révisé est fixé à la valeur locative sans plancher ni plafond, sous deux conditions :

  •  et lorsque cette modification notable a entraîné une variation de plus de 10% de la valeur locative.

Lorsque ces conditions sont réunies, seul un système de lissage[4] limite l’augmentation du loyer d’une année à l’autre à 10 %.

Cela impose de facturer le loyer en considération d’un échéancier respectant ce lissage.

Ce système de lissage instauré au bénéfice du locataire représente une perte sèche pour le bailleur, qui ne peut pas la récupérer ultérieurement.

En résumé, le schéma ci-dessous permet de visualiser le raisonnement juridique à suivre pour la révision triennale du loyer :

bail_commercial_révisé

En résumé, le schéma ci-contre permet de visualiser le raisonnement juridique à suivre pour la révision triennale du loyer :

B.      La révision du loyer indexé

1)      Conditions d’application du régime

Par définition, le régime de révision du loyer indexé s’applique aux loyers soumis à une clause d’indexation.

L’indexation permet, en cours de bail, d’organiser une évolution du loyer sur la variation d’un indice.

Cette évolution du loyer en cours de bail due à l’indexation peut être particulièrement importante en fonction de l’indice choisi, au point que le législateur a souhaité en limiter les effets.

En effet, en cas de variation de l’indice d’indexation de plus de 25% depuis le dernier loyer fixé contractuellement, le loyer risque d’être décorrélé de la valeur locative, ce qui contreviendrait à l’esprit de l’article L.145-33 du code de commerce, lequel prévoit que le montant des loyers des baux renouvelés ou révisés doit correspondre, en principe, à la valeur locative.

Ainsi, il a été prévu, à l’article L.145-39 du code de commerce, la possibilité pour les parties de demander la révision du loyer, lorsque la variation du loyer par l’indexation depuis le dernier loyer contractuellement fixé est de plus de 25 % :

« En outre, et par dérogation à l’article L. 145-38, si le bail est assorti d’une clause d’échelle mobile, la révision peut être demandée chaque fois que, par le jeu de cette clause, le loyer se trouve augmenté ou diminué de plus d’un quart par rapport au prix précédemment fixé contractuellement ou par décision judiciaire. La variation de loyer qui découle de cette révision ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »

  • Il convient donc de vérifier que le seuil des 25% est dépassé au jour où vous souhaitez faire une demande de révision du loyer indexé :

D’abord, le loyer applicable au jour de la demande selon la clause d’indexation doit être calculé.

Par la suite, la formule de calcul générale est la suivante :

pourcentage_variation

Le montant obtenu correspond au pourcentage de variation du loyer par le jeu de l’indexation depuis la dernière fixation contractuelle (ou judiciaire) du loyer.

Si ce montant est supérieur à 25, la demande de révision peut être formulée.

2)       Mise en œuvre du régime

Dans les conditions exposées ci-avant, les parties pourront chacune demander la révision du loyer indexé pour qu’il soit fixé à la valeur locative. 

L’article R. 145-22 al.1 du code de commerce précise :

« Le juge adapte le jeu de l’échelle mobile à la valeur locative au jour de la demande. »

Autrement dit, en cas de demande de révision du loyer indexé, le loyer sera fixé à la valeur locative du bien loué, au jour de ladite demande.

Il faut donc déjà connaître la valeur locative du bien pour savoir s’il vous est judicieux, en tant que bailleur ou preneur, de faire cette demande de révision.

Par ailleurs, cette fixation du loyer à la valeur locative n’est soumise à aucun plafond ni plancher[6].

Seul, là encore, un système de lissage, prévu à l’article L.145-39 du code de commerce, limite l’augmentation du loyer d’une année à l’autre à 10 % :

« La variation de loyer qui découle de cette révision ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »

Il convient de facturer le loyer en considération d’un échéancier respectant ce lissage prévu par le statut des baux commerciaux.

attention

Ce système de lissage instauré au bénéfice du locataire représente une perte sèche pour le bailleur, qui ne peut pas la récupérer ultérieurement.

En résumé, le schéma suivant permet de visualiser le raisonnement juridique à suivre pour la révision du loyer indexé.

    II. L’accord des parties

En cours de bail, les parties sont toujours libres de renoncer aux règles légales et modifier conventionnellement le montant du loyer[7].

Cependant, lorsque les parties concluent en cours de bail un avenant modifiant le loyer sans modifier la clause d’indexation initialement stipulée, elles provoquent une distorsion illicite au sens de l’article L.145-39 du code de commerce.

Par conséquent, en cas de signature d’un avenant dont l’objet ou l’un des objets est la modification du loyer, il est impératif d’aménager la clause d’indexation du bail dans l’avenant.

Par ailleurs, il doit être retenu qu’une modification du loyer conventionnelle, et non judiciaire, constituera une modification notable des obligations respectives des parties intervenue en cours de bail dans des conditions étrangères à la loi et justifiant, à elle seule, le déplafonnement[8].

Néanmoins, pour constituer un motif de déplafonnement, la modification du loyer doit être suffisamment notable : une faible modification du prix ne justifierait pas le déplafonnement[9].

 III. CONCLUSION

Quelle que soit l’option choisie, l’évolution du montant du loyer commercial est encadrée par le statut des baux commerciaux, à l’exception de certaines clauses insérées dès l’origine, au stade de la formation du contrat.

La révision triennale comme la révision de loyer indexé peuvent conduire à des pertes financières pour le bailleur si ces procédures sont mises en œuvre sans vérifications préalables.

Le cabinet RINEAU & ASSOCIES est en mesure de vous accompagner dans vos problématiques relatives au loyer de votre bail commercial, que vous soyez preneur ou bailleur, afin de vous permettre de faire le choix le plus stratégique dans l’intérêt de votre entreprise.

Maître Amélie LEFEBVRE

Avocat associé

Maître Charlotte QUILLIER

Avocat


[1] Cass. Civ. 3ème, 19 mai 1971, Bull. civ. III n°322

[2] ILC = indice des loyers commerciaux, s’appliquant aux activités commerciales et artisanales ; ILAT = indice des loyers des activités tertiaires, s’appliquant aux activités tertiaires autres que les activités commerciales et artisanales, notamment les activités professionnelles libérales et celles effectuées dans des entrepôts logistiques.

[3] Il s’agit du dernier loyer fixé par contrat de bail, par avenant, ou judiciairement. On ne peut pas prendre comme comparaison le dernier loyer indexé.

[4] Article L.145-38 du code de commerce : « Dans le cas où cette preuve est rapportée, la variation de loyer qui en découle ne peut conduire à des augmentations supérieures, pour une année, à 10 % du loyer acquitté au cours de l’année précédente. »

[5] Il s’agit du dernier loyer fixé par contrat de bail, par avenant, ou judiciairement. On ne peut pas prendre comme comparaison le dernier loyer indexé.

[6] Cass. 3ème Civ., 3 novembre 2016, n°15-17.905

[7] Cass. Civ. 3ème, 10 décembre 2002, n°01-10.208

[8] Cass. Civ. 3ème, 15 février 2018, n°17-11.866 et 04-12.358 ; Cass. 3e civ., 4 avr. 2001, n° 99-18.899

[9] Fasc. 1420 : Bail commercial – Loyer du bail renouvelé – Règles générales (C. com., art. L.145-34), Jehan-Denis BARBIER

Le Décret n°2023-686 du 29 juillet 2023 portant mesures favorisant le règlement amiable des litiges devant le Tribunal judiciaire a introduit deux nouvelles procédures : d’une part, l’audience de règlement amiable prévue aux articles 774-1 à 774-4 du Code de procédure civile, et la césure du procès régie par les articles 807-1 à 807-3 du même code, d’autre part.

article amiable (002)

Ces dernières sont applicables aux instances introduites à compter du 1er novembre 2023.

Ce décret s’inscrit dans une volonté toujours plus prégnante de recourir au règlement amiable afin de désengorger les tribunaux, et réduire les délais de jugement.

Si l’audience de règlement amiable introduit un nouveau mode de règlement amiable en cours d’instance qui rappelle d’autres mécanismes déjà existants (I), la césure du procès est, quant à elle, tout à fait innovante (II).

Compte tenu de l’accueil mitigé rencontré par les modes de règlement amiable en France ces dernières décennies, il n’est pas du tout certain que l’audience de règlement amiable assouvisse les espoirs placés en elle ; en revanche la césure du procès pourrait séduire les praticiens de certaines matières (III).

I. L’audience de règlement amiable : détail du régime

1. Objectif de l’ARA. L’audience de règlement amiable « ARA » est introduite au sein du Code de procédure civile (CPC) aux articles 774-1 à 774-4. L’objectif de l’ARA est précisément défini par l’article 774-2 du CPC, lequel dispose que : « L’audience de règlement amiable a pour finalité la résolution amiable du différend entre les parties, par la confrontation équilibrée de leurs points de vue, l’évaluation de leurs besoins, positions et intérêts respectifs, ainsi que la compréhension des principes juridiques applicables au litige. ».

2. Initiative de l’ARA. Cette procédure peut être mise en œuvre au cours d’un litige devant le Tribunal judiciaire portant sur des droits dont les parties ont la libre disposition, à l’initiative de l’une des parties ou du juge lui-même après avoir recueilli leur avis, et ce, tant en procédure écrite qu’orale, qu’en référé, au cours de la mise en état ou au fond.

In fine il faut retenir que ce mode de règlement peut donc être introduit à tout moment de la procédure de première instance.

Les parties sont convoquées à une audience dite de règlement amiable (à la diligence du greffe), et la décision prise constitue une mesure d’administration, laquelle n’est donc pas susceptible de recours.

3. Déroulement de l’ARA. Les parties doivent comparaître en personne. Néanmoins, lorsque la représentation par avocat est obligatoire, elles doivent bien entendu être assistées de leur conseil. A contrario, l’article 774-3 du Code de procédure civile procède par renvoi à l’article 762 du même code (i.e. comparution personnelle possible, ou représentation par le conjoint, un parent, etc…).

Par ailleurs, le juge chargé de l’ARA est un juge différent de celui saisi au fond : néanmoins, le juge initial n’est pas pour autant dessaisi.

Si le juge chargé de l’ARA détermine les conditions du déroulement de l’audience, en revanche ses pouvoirs sont limités : le Code prévoit en effet qu’il peut seulement prendre connaissance des conclusions et des pièces échangées par les parties, procéder à des constatations, évaluations, appréciations et reconstitutions (en se transportant si besoin sur les lieux), et entendre les parties[1].

En outre, l’une des spécificités de l’ARA est que celle-ci est assortie de la confidentialité. En effet, « (…) tout ce qui est dit, écrit ou fait au cours de l’audience de règlement amiable, par le juge et par les parties, est confidentiel[2] ». Néanmoins, la confidentialité peut être levée, notamment en cas d’accord des parties ou selon les cas énumérés par l’article 774-3 du CPC.

Les avocats devront donc être vigilants, car la levée de la confidentialité signifie que les informations et débats échangés au cours de l’ARA pourront être produits, le cas échéant, devant le juge initialement saisi en cas de reprise de la voie judiciaire (par exemple, l’avis du juge conciliateur est susceptible d’influencer le juge initialement saisi).

4. Fin de l’ARA. Le juge a la possibilité de mettre fin à l’audience de règlement amiable à tout moment sans contestation possible de cette décision dans la mesure où cette dernière constitue une mesure d’administration judiciaire.

Dès lors, à l’issue de l’audience de règlement amiable, deux options se présentent :

Dans un premier cas, les parties ont trouvé un accord total ou partiel, de sorte qu’elles peuvent demander au juge chargé de l’ARA, assisté du greffier, de constater leur accord dans un procès-verbal.

Des extraits de ce procès-verbal peuvent être communiqués aux parties et valent titre exécutoire. Le juge chargé de l’ARA informe alors le juge initialement saisi du litige qu’il est mis fin à l’audience amiable, et lui transmet le procès-verbal, le cas échéant[3].

On peut supposer ainsi que le juge saisi initialement du litige mettra fin à l’instance : néanmoins, dans l’hypothèse où seule une partie du litige aurait été résolue amiablement grâce à l’ARA, il aura probablement à connaître des contestations n’ayant pas pu faire l’objet d’un accord.

Dans un second cas, celui d’un constat d’échec de l’ARA par le juge, nous pouvons raisonnablement supposer que l’instance contentieuse devant le juge initialement saisi reprendra son cours.

Sur ce point, on peut regretter que les suites de l’ARA en cas d’accord total, partiel ou d’échec n’aient pas été plus détaillées par le Décret.

5. Conséquences procédurales de l’ARA sur l’instance. La décision de convocation des parties à une audience de règlement amiable interrompt l’instance : l’article 369 du Code de procédure civile a été modifié par le Décret du 29 juillet 2023 afin d’intégrer cette nouvelle cause d’interruption d’instance.

Un nouveau délai de péremption ne court pas immédiatement : l’article 392 du même code a en effet été également modifié par l’ajout d’un quatrième alinéa comme suit : «Lorsque l’instance a été interrompue par la décision de convocation des parties à une audience de règlement amiable, un nouveau délai court à compter de la première audience fixée postérieurement devant le juge saisi de l’affaire ».

II. La césure du procès : détail du régime

6. Objectif de la césure du procès. La césure du procès est prévue aux articles 807-1 à 807-3 du Code de procédure civile. Elle consiste pour les parties à scinder leurs prétentions et demandes et donc, en substance, à diviser le procès en deux phases : une première au cours de laquelle il sera statué sur les prétentions sélectionnées par les parties elles-mêmes, et une seconde, potentiellement amiable, relative à d’autres prétentions – c’est à dire, en pratique, dans la très grande majorité des cas, l’évaluation des préjudices. Ainsi, la césure est relativement restrictive sur les types de procès dans lesquels elle peut être usitée.

7. Initiative de la césure. Contrairement à l’ARA, la césure ne peut avoir cours que dans le cadre d’une procédure écrite ordinaire devant le Tribunal judiciaire, dans la mesure où l’article 807-1 du Code de procédure civile prévoit que : « A tout moment, l’ensemble des parties constituées peut demander au juge de la mise en état la clôture partielle de l’instruction ».

Autre différence majeure avec l’audience de règlement amiable dans laquelle l’initiative appartient tant aux parties qu’au juge : ici, seules les parties en ont la maitrise. Le juge ne peut donc pas ordonner d’office une césure du procès.

Par ailleurs, le texte précise bien « l’ensemble des parties constituées », ce qui implique une coopération entre les parties (contrairement à l’ARA où la demande d’une seule partie semble être suffisante).

Afin de solliciter une césure, les parties doivent produire à l’appui de leur demande un acte contresigné par leurs avocats, lequel mentionne les prétentions qu’elles entendent soumettre à jugement partiel.

8. Déroulement de la césure et jugement partiel. Lorsque le juge de la mise en état fait droit à la demande des parties, il rend une ordonnance de clôture partielle de l’instruction à laquelle est annexé l’acte contresigné par avocats.

Les parties sont donc renvoyées devant les juges du fond afin qu’il soit statué sur les prétentions délimitées par celles-ci, de sorte que le Tribunal va rendre un jugement partiel au regard des prétentions originelles. Sur ce point, l’article 807-2 du Code de procédure civile précise bien que le jugement partiel ne tranche que les seules prétentions faisant l’objet de la clôture partielle.

Le Tribunal peut ordonner l’exécution provisoire : celle-ci n’est donc que facultative, ce qui constitue une inversion de la règle applicable à défaut de césure.

9. Recours contre le jugement partiel et incidence sur les suites de la mise en état. Le jugement partiel peut faire l’objet d’un appel immédiat selon les règles et délais de la procédure à bref délai[4].

S’agissant des demandes et prétentions n’ayant pas fait l’objet du jugement partiel, l’article 807-3 du CPC expose que la clôture de l’instruction ne peut pas intervenir tant que le jugement partiel n’est pas devenu définitif (c’est-à-dire à l’expiration du délai d’appel à l’encontre de celui-ci, ou en cas d’appel, tant qu’une décision n’a été rendue).

Dès lors, les commentateurs s’accordent pour dire que la mise en état est placée « en attente », pour une durée qui n’est pas délimitée : la suspension de l’instance n’est donc pas prévue dans le cadre de la césure.

10. Conséquence procédurale de la césure sur l’instance. Comme évoqué précédemment, dans la mesure où le législateur n’a pas prévu que la césure interrompait ou suspendait l’instance, nous pouvons donc en déduire que le délai de péremption continue à courir.

Il appartiendra donc aux parties de réaliser des diligences interruptives pendant la mise en état « en pause » afin d’échapper à la péremption (en pratique, on peut imaginer de solliciter un sursis à statuer concomitamment à la demande de césure, afin d’interrompre la péremption).

III. Un avenir différent pour les deux mécanismes ?

11.  Ces nouvelles procédures instaurées par le Décret du 29 juillet 2023 sont inspirées de celles actuellement en vigueur au Québec pour l’ARA, en Allemagne et aux Pays-Bas pour ce qui est de la césure.

Elles s’insèrent dans une volonté toujours plus importante de diversifier et renforcer le recours aux modes de règlement amiable afin de désengorger les juridictions, et ainsi raccourcir les délais de jugement.

12.  S’agissant de l’ARA, la question de son accueil se pose : en effet, il ne semble pas que les procédures amiables déjà en place (conciliation et procédure participative), lesquelles ont manifestement inspiré l’ARA, aient rempli les objectifs escomptés.

En outre, l’ARA nécessite l’intervention d’un juge différent de celui saisi initialement, ce qui conduit à mobiliser plusieurs magistrats pour une seule et même affaire, alors que ces derniers sont déjà insuffisamment nombreux et surchargés.

De plus, en cas d’échec de l’ARA, dont la durée est indéterminée, la voie judiciaire reprendra son cours de sorte que les parties subiront in fine des délais encore plus longs que s’ils n’avaient pas initié l’ARA…

En conclusion, il n’est pas certain que les justiciables disposés à « tenter » une voie de règlement amiable en cours de procès privilégient l’ARA au détriment de la conciliation, plus souple.

13.  En revanche, s’agissant de la césure du procès, cette dernière pourrait séduire les praticiens des matières dans lesquelles le sujet de l’évaluation des préjudices, ou plus généralement le chiffrage des demandes, est complexe et chronophage.

C’est le cas, par exemple, des litiges en droit de la construction.

En effet, dans cette matière, il n’est pas rare que les intervenants soient nombreux, avec de multiples appels en garantie, et des contributions aux réparations différentes selon les acteurs.

Ainsi, la part des écritures consacrée aux chiffrages des différentes demandes est généralement conséquente, et nécessite souvent l’intervention de tiers évaluateurs : or, une partie importante, voire la totalité du travail fourni à ce titre, peut se révéler inutile ou hors-sujet, en fonction de la décision du juge relativement aux responsabilités respectives des acteurs de l’acte de construire.

De sorte que les défendeurs, très souvent contraints de répliquer exhaustivement sur le sujet du chiffrage des demandes même lorsqu’ils contestent, en premier lieu, leur responsabilité (tout simplement parce qu’il y a une seule et même audience pour le tout), pourraient rejoindre les demandeurs sur l’intérêt de renvoyer le débat contradictoire relatif aux chiffrages des préjudices à une date à laquelle les différents niveaux de responsabilités seront figés.

Enfin, en fixant d’abord les responsabilités, la césure pourrait permettre :

  • aux demandeurs et d’obtenir plus facilement des provisions auprès du Juge de la mise en état, dans l’attente du chiffrage définitif des préjudices ;
  • d’augmenter les chances de voir surgir des règlements amiables en cours d’instance, ce d’autant plus si l’aléa attaché aux chiffrages en jeu est faible.

Affaire(s) à suivre…

Maître François CHOMARD

Avocat associé

Maître Léa DIMECH

Avocat


[1] Article 774-2 du Code de procédure civile

[2] Article 774-3 alinéa 6 du Code de procédure civile

[3] Article 774-4 du Code de procédure civile

[4] Articles 544 et 905 6° du Code de procédure civile

Si le lieu de travail constitue un élément essentiel de la relation de travail, tant celui-ci va impacter la vie quotidienne du salarié amené à se déplacer quotidiennement de son domicile jusqu’à celui-ci, il n’en est pas pour autant juridiquement protégé.

Départ

En effet, sauf stipulation particulière, le lieu de travail ne constitue pas un élément contractuel.

La Cour de Cassation est d’ailleurs venue préciser à de nombreuses reprises que la mention du lieu de travail dans le contrat de travail avait une simple valeur informative (Cass, Soc.,n°09-71.322).

Dès lors, sur le principe, l’employeur est libre de modifier le lieu de travail, sans avoir besoin d’obtenir l’accord de son salarié, lequel s’expose en cas de refus à une mesure de licenciement pour faute (Cass, Soc. 12 avril 2012, n°11-15.971).

Le changement du lieu de travail devient alors un simple changement des conditions de travail dépendant du pouvoir de direction de l’employeur.

Cette réalité s’explique par le fait que les entreprises sont vouées, par nature, au cours de leur existence, à déménager leurs locaux pour un certain nombre de raisons stratégiques (économies de charges, croissance nécessitant des locaux plus grands, etc…).

La liberté laissée à l’employeur dans la mobilité de ses salariés n’est toutefois pas sans limites.

En effet, le changement de lieu de travail est libre, mais uniquement lorsque celui-ci s’effectue au sein du même secteur géographique.

Dès lors que le lieu de travail est déplacé en dehors de ce secteur, l’employeur est alors contraint de solliciter l’accord de son salarié, sauf à commettre une faute pouvant engager sa responsabilité.

Il ressort que si le lieu de travail n’a effectivement pas une valeur contractuelle, tel n’est pas le cas du secteur géographique de travail.


S’il n’existe pas de définition administrative du secteur géographique, la jurisprudence entend apprécier celui-ci au cas par cas, en fonction de plusieurs critères :

L’appréciation du secteur géographique va donc considérablement varier selon le lieu dans lequel s’opère la mobilité du salarié.

Certaines solutions jurisprudentielles peuvent même paraître contradictoires entre elles, et ce, au détriment du principe de sécurité juridique.

Ainsi, les villes de PAU et de TARBES, pourtant situées à 40 kilomètres l’une de l’autre, et dans deux départements différents, ont été considérées comme appartenant au même secteur géographique (Cass, Soc. 12 décembre 2012, n°11-23.762) – alors qu’un changement de lieu de travail s’effectuant entre deux villes de région parisienne (BLANC MESNIL et GARGENVILLE) a quant à lui pu être considéré comme s’opérant en dehors du même secteur géographique (Cass, Soc. 15 décembre 2010, n°09-42.221).

Un nouvel arrêt rendu récemment par la Cour de Cassation est venu étoffer le régime de la modification du lieu de travail du salarié, en y ajoutant le critère du coût supplémentaire que représente pour celui-ci le nouveau trajet domicile travail (Cass, Soc. 24 janvier 2024, n°22-19.752).

Dans le cas d’espèce, on relève que l’employeur n’avait pris aucune précaution en imposant une mutation du lieu de travail dans un lieu situé à 35 kilomètres du précédent.   

Plus précisément, il ressort que ce nouveau lieu de travail n’appartenait pas au même bassin d’emplois et n’était relié par aucun réseau de transport en commun.

L’employeur imposait donc au salarié d’utiliser son véhicule personnel en supportant les frais supplémentaires engendrés par ladite utilisation.

Dans cette perspective, l’employeur ne pouvait donc licencier le salarié pour faute grave, en invoquant son refus de voir modifier son lieu de travail, puisqu’il aurait dû, justement, obtenir son accord préalable.

À la suite de ce récent arrêt, il convient alors de s’interroger sur le fait de savoir si le pouvoir d’achat ne deviendrait pas aujourd’hui un nouveau critère devant être pris en compte dans la caractérisation de la notion de bouleversement de l’équilibre contractuel.

Au-delà de cette considération, il ne peut être contesté que le lieu de travail est devenu, au fil du temps, et sur un marché du travail particulièrement dynamique, un critère de choix pour les salariés.

Dès lors, il n’est pas révoltant que l’employeur soit contraint, face à un tel critère déterminant du consentement de son salarié dans son engagement de devoir interroger celui-ci sur l’opportunité de la modification de son lieu de travail, dès que cette modification emporte un véritable bouleversement dans son quotidien.


Certaines clauses vont néanmoins permettre à l’employeur de pouvoir modifier le lieu de travail du salarié, en dehors du secteur géographique, sans avoir besoin préalablement d’obtenir son accord.

Il s’agit des clauses de mobilité, lesquelles ont également donné lieu à de multiples contentieux quant à leurs effets.

Dès lors qu’une clause de mobilité est stipulée dans le contrat de travail, le salarié ne peut s’opposer, par principe, à sa mutation dans les zones visées par celle-ci.

Attention néanmoins à respecter des critères stricts, notamment celui de la précision de la zone dans laquelle la mutation peut être mise en œuvre (Cass, Soc. 7 juin 2006, n°04-45.846).

Il convient ainsi que le salarié puisse précisément prévoir dans quel secteur géographique il pourra éventuellement être muté.

On comprend donc que la possibilité pour un employeur de muter un salarié dans le cadre d’une clause fixant un secteur « monde entier » est parfaitement nulle.

Il en est, en revanche, autrement s’agissant d’une clause de mobilité « Territoire Français », laquelle a été largement validée par la Cour de Cassation (Cass, Soc. 9 juillet 2014, n°13-11.906).

Finalement, la seule exception à cette obligation de précision retenue par la jurisprudence concerne un salarié embauché en qualité de consultant international, lequel, par la nature de ses fonctions, devait nécessairement s’attendre à pouvoir être muté, sur une période plus ou moins longue, hors de France, sans besoin que sa clause de mobilité ne soit plus précise sur la question (Cass, Soc. 11 juillet 2012, n°10-30.219).

Au fil du temps, l’équilibre contractuel relatif à la modification du lieu de travail s’est progressivement étendu à la sphère de la vie privée et familiale du salarié.

Ainsi, le droit à une vie familiale normale a été consacré comme pouvant faire échec à la mise en œuvre d’une clause contractuelle de mobilité, dès lors que l’atteinte portée à cette liberté était disproportionnée eu égard à l’intérêt de l’entreprise (Cass, Soc. 14 octobre 2008, n°07-40.523).

Dans cet arrêt fondateur, la Cour de Cassation avait considéré que la mutation temporaire, pour une durée de trois mois, d’une salariée de MARSEILLE à PARIS, pouvait légitimement être refusée par cette dernière, même en présence d’une clause contractuelle l’autorisant, dès lors qu’elle établissait que cette mobilité provoquait une atteinte disproportionnée à sa vie de mère de famille.

Attention, néanmoins, de garder à l’esprit que le droit à une vie familiale normale ne protège aucunement contre toute forme de mobilité qui serait imposée par l’employeur.

La Cour de Cassation a ainsi jugé, plus récemment, que la mutation d’une mère de famille de deux adolescents de LA ROCHELLE à TOULOUSE pouvait parfaitement être imposée à celle-ci, en présence d’une clause de mobilité, dès lors que l’employeur justifiait de l’impérieuse nécessité de cette mobilité (Cass, Soc. 14 février 2018, n°16-23.042).

Dans le cas d’espèce, il était ainsi établi que l’activité sur laquelle la salariée était affectée était durablement réduite sur le site de LA ROCHELLE, de sorte que la mutation sur le site de TOULOUSE répondait aux besoins de l’employeur.

La Cour a dès lors jugé que si l’atteinte à la vie familiale était réelle, elle n’en était pas moins proportionnée.

Au regard des jurisprudences récentes, la sacralisation du droit à une vie familiale normale, telle que mise en avant en 2008, doit donc être sérieusement relativisée.


On comprend finalement que la jurisprudence est venue, en matière de mobilité du salarié, s’en tenir aux responsabilités de chacun au regard du caractère prévisible de la mutation.

D’une part, il est ainsi demandé aux salariés soumis à une clause de mobilité de coopérer avec leur employeur dès lors que celle-ci est effectivement mise en œuvre.

D’autre part, et a contrario, il est demandé à l’employeur de ne pas imposer à son salarié un changement de lieu de travail imprévisible qui bouleverserait, de manière trop significative, son quotidien et sa vie personnelle, dans le cadre d’une approche proportionnée au regard des impératifs réels de l’entreprise.

Kévin CHARRIER

Avocat chargé du pôle social

Bernard RINEAU

Avocat associé

Dédié au droit des affaires, aussi bien en conseil qu’en contentieux, le cabinet RINEAU & ASSOCIES recrute un/une comptable.

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Gestion de la comptabilité courante, facturation, etc…

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CDI à plein temps, 35 heures

Rémunération : application du barème de la convention collective des personnels salariés des cabinets d’avocat (13ème mois).

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« Les preuves sont un antidote contre le poison des témoignages » (Francis BACON – De dignitale et augmentis scientiarum)

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1. La preuve, une garantie judiciaire incontournable

Dès le XVIème siècle, le philosophe anglais Francis BACON avait déjà relevé la place centrale de la preuve comme garantie de l’équilibre démocratique d’une société moderne.

L’impératif de la preuve constitue en effet une protection des individus contre l’arbitraire, en ce qu’il est censé interdire toute décision fondée sur d’autres motifs que la vérité et la raison.

La nécessité de prouver ses dires en justice est aujourd’hui inscrite au cœur même de notre système judiciaire et s’affiche dans le Code de Procédure Civile comme l’un des principes directeurs du procès (Article 9 du Code de Procédure Civile).

La sacralisation de l’impératif de la preuve peut parfois conduire à certaines frustrations légitimes, notamment lorsque le justiciable, pourtant certain du bien-fondé de ses dires, se trouve dans l’incapacité matérielle de démontrer leur exactitude ; il s’agit du prix à payer pour garantir l’objectivité du procès.

2. Le régime juridique de la preuve, un régime nuancé

Impératif nécessaire à garantir le succès des prétentions du justiciable, le régime de l’administration de preuve n’est pas un monolithe.

Compte tenu de son caractère infamant et aliénant, la procédure pénale accorde aux personnes mises en cause une liberté totale de la preuve, sans restriction.

En revanche, la procédure civile a, quant à elle, entendu prohiber toute manœuvre illicite ou déloyale de la partie chargée de l’apporter.

Depuis deux arrêts rendus par l’Assemblée Plénière de la Cour de Cassation du 7 janvier 2011 (n°09-14.316 et 09-14.667), le principe de loyauté de la preuve est considéré comme un principe général du droit : à l’occasion de ces deux décisions, la Cour de Cassation a étendu l’interdiction faite aux parties de communiquer des enregistrements de propos obtenus à l’insu de leur auteur.

La liberté de la preuve peut donc être restreinte lorsqu’elle implique la remise en cause de principes fondamentaux : au-delà du principe de loyauté, on peut citer par exemple le secret des affaires, le secret professionnel, ou le droit au respect de la vie privée.

Dès lors, arbitre du régime de la preuve, le juge doit apprécier la légitimité des moyens de preuve qui lui sont présentés et, le cas échéant, écarter les éléments qu’il considère illicites ou déloyaux.

3. La preuve en droit du travail, évolutions

Tel est particulièrement le cas en droit du travail, pour lequel la jurisprudence a alimenté, de manière significative, la délimitation des contours du régime relatif à la loyauté de la preuve.

Durant une trentaine d’années (décennies 1990 – 2000 – 2010), le droit du travail a été particulièrement rigide en prohibant, d’une manière générale et absolue, la production par les parties d’éléments de preuve contraires à ces principes (a, b, c et d.).

Depuis quelques années, on observe un assouplissement jurisprudentiel notoire : le principe de proportionnalité, et la notion de nécessité, conduisent, à présent à admettre la communication d’éléments qui auraient été autrefois rejetés en bloc par le juge (e.).

a) La liberté de la preuve en droit du travail : une liberté encadrée

En droit du travail, de prime abord, la jurisprudence a consacré le principe de la liberté de la preuve, laissant au juge le soin d’apprécier la valeur et la portée des éléments qui lui sont soumis par les parties (Cass, Soc. 27 mars 2001, n°98-44.666).

Néanmoins, à compter du début des années 90, la Cour de Cassation a commencé à limiter cette liberté en posant comme principe général et absolu, l’impossibilité pour les parties de fournir des preuves obtenues de manière illicite ou déloyale (Cass, Soc. 20 novembre 1991, n°88-43.120).

Cette limitation du droit de la preuve s’est surtout fondée sur trois aspects :

  • le respect des libertés fondamentales du salarié, notamment le droit au respect de sa vie privée ;
  • l’information préalable donnée au salarié quant aux moyens de surveillance dont il peut être l’objet ;
  • la prohibition des stratagèmes mis en œuvre par l’employeur dans le cadre de l’exercice de ses moyens de contrôle.

b) Le droit au respect de la vie privée du salarié

Rendu par la Chambre Sociale de la Cour de Cassation le 2 octobre 2001, l’arrêt NIKON a instauré le droit du salarié à bénéficier, sur son lieu de travail, au respect de sa vie privée et au secret de ses correspondances.

Ainsi, l’employeur s’est vu interdire de consulter et d’utiliser, contre le salarié, des documents identifiés comme étant personnels, même lorsque ces derniers étaient présents sur le matériel informatique appartenant à l’entreprise (Cass, Soc. 2 octobre 2001, n°99-42.942).

Dans le prolongement de cette jurisprudence, la Cour de Cassation a élargi le droit au respect de la vie privée à la sphère des courriels issus de la messagerie professionnelle dès lors qu’ils étaient, eux aussi, identifiés comme personnels (Cass, Soc. 18 octobre 2011, n°10-26.782).

Naturellement, ce principe a été appliqué lorsque les éléments de preuve émanaient de la messagerie personnelle du salarié (Cass, Soc. 7 avril 2016, n°14-27.949).

L’instauration de cette application du droit au respect de la vie privée du salarié a eu pour conséquence de limiter les capacités d’action de l’employeur, lorsque la preuve de faits fautifs provenait d’éléments de nature personnelle.

A la fin des années 2000, le développement des réseaux sociaux et des messageries instantanées personnelles a fait naître un questionnement sur la possibilité pour l’employeur de sanctionner les propos tenus par les salariés, sur ces supports, contre l’entreprise.

Longtemps, il a ainsi été impossible d’agir contre des salariés injuriant ou calomniant leur employeur, sur des groupes privés restreints.

Dans cette perspective, la Cour de Cassation a considéré que les preuves obtenues au moyen d’une capture d’écran d’une discussion se tenant dans un groupe Facebook privé n’étaient pas recevables, quand bien même la discussion était accessible à… 14 personnes (Cass, Soc. 12 septembre 2018, n°16-11.690).

En cas de transposition à tout support privé, cette position ne pouvait que mettre à mal le pouvoir disciplinaire de l’employeur, lequel risquait de voir son autorité être décrédibilisée impunément par ses salariés.

On verra plus loin que les lignes ont ensuite bougé.

c) Loyauté vis-à-vis du salarié

Au-delà de l’obligation faite aux parties, et notamment à l’employeur, d’apporter des éléments de preuve n’entrant pas en contradiction avec le droit au respect de la vie privée, la jurisprudence a également imposé que la preuve communiquée ait été obtenue loyalement.

L’application concrète de ce principe s’est d’abord traduite par l’obligation faite à l’employeur de ne pas utiliser des preuves obtenues par l’intermédiaire d’un moyen de contrôle dont le salarié n’a pas eu connaissance préalablement.

Cette obligation est clairement posée au sein même du Code du travail, dans son article L.1222-4.

Cela implique, notamment, qu’aucun moyen de vidéosurveillance secret ne puisse être utilisé contre le salarié (Cass, Soc. 7 juin 2006, n°04-43.866).

Il en est de même des moyens de contrôle informatiques secrets (trackers, mouchards installés sur les ordinateurs professionnels, etc…).

La jurisprudence est même allée plus loin, en conditionnant la recevabilité des preuves recueillies par ces méthodes de contrôle à la vérification de la présence d’une consultation préalable des institutions représentatives du personnel avant la mise en service de la méthode (Cass, Soc. 11 décembre 2019, n°18-11.792).

Là encore, la Cour de Cassation entend sanctionner la violation d’une obligation prévue par le Code du travail (Article L.2312-38 du Code du travail).

L’employeur doit procéder à une double information, individuelle et collective, s’il souhaite utiliser les preuves recueillies.

Ce régime informatif diminue l’intérêt de ces moyens de surveillance là où les dispositifs non révélés permettraient, en règle générale, de démontrer un certain nombre de manquements commis par les salariés, notamment les faits de vol.

Pour autant, il parait difficile, sinon impossible, de retenir une autre solution, sauf à s’abandonner à un système intrusif dont on perçoit les prolongements néfastes à la préservation d’une certaine qualité de relation humaine.

d) Les moyens licites de la preuve

La loyauté de la preuve implique également que celle-ci ne soit pas obtenue par l’intermédiaire d’un stratagème.

La Cour de Cassation a rejeté les preuves obtenues par l’intermédiaire de tierces personnes, mandatées par l’employeur, qui s’étaient rendues dans les locaux d’une entreprise en s’étant présentées aux salariés contrôlés, de manière mensongère, comme des agents EDF, pour constater leurs manquements (Cass, Soc. 18 mars 2008, n°06-45.093).

De plus, la Haute juridiction a également censuré le licenciement d’un salarié de la Poste accusé d’avoir ouvert frauduleusement des courriers, la preuve de ce manquement ayant été obtenue par l’intermédiaire de lettres piégées délivrant une encre bleue à leur ouverture (Cass, Soc. 4 juillet 2012, n°11-30.266).

La notion de stratagème englobe aussi les preuves obtenues par l’intermédiaire de l’intervention d’une profession réglementée, comme celle d’un détective privé (Cass, Soc. 26 novembre 2002, n°00-42.401).

Enfin, il est strictement interdit à l’employeur de piéger son salarié en provoquant la commission d’une faute disciplinaire, par incitation : dans ce cas de figure, et même si la preuve des faits est récoltée par un huissier de justice, celle-ci ne sera pas considérée comme recevable (Cass, Soc. 16 janvier 1991, n°89-41.052).

La jurisprudence a ainsi entendu « moraliser » le droit de la preuve appliqué au droit du travail : mais ceci a influé sur l’efficacité du pouvoir disciplinaire de l’employeur, du fait de la limitation des possibilités pour l’entreprise de se prémunir contre les manquements de ses salariés.

Et cette louable préoccupation d’une hiérarchisation s’est également accompagnée d’un hiatus : la réciprocité n’a jamais été de mise. Si le salarié peut, par exemple, communiquer des éléments de preuve obtenus à l‘insu de son employeur, en subtilisant des documents appartenant à celui-ci (dès lors toutefois que cette utilisation est strictement cantonnée à l’exercice de ses droits de la défense – Cass, Soc. 31 mars 2015, n°13-24.410), ces procédés sont exclus du côté de l’employeur.

Néanmoins, au fil des années, on constate que cette rigidité jurisprudentielle a tendance à s’atténuer sous l’égide de la reconnaissance des droits de la défense de l’employeur, et plus généralement, de son droit de jouir des dispositions relatives au procès équitable.

e) L’élargissement progressif de la liberté de la preuve en droit du travail : l’exercice légitime des droits de la défense de l’employeur, versus le droit au respect de la vie privée du salarié

Au nom de la liberté d’agir en justice et/ou au respect des droits de la défense, prévus à l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, au fil des années, la Cour de Cassation est venue progressivement limiter les restrictions apportées autrefois au droit de la preuve.

Cette libéralisation du droit de la preuve s’est réalisée dans le prolongement de plusieurs décisions rendues par la Cour Européenne des Droits de l’Homme consacrant le droit de l’employeur à bénéficier d’un procès équitable, même en présence d’une violation par celui-ci des règles étatiques internes relatives à la légalité et à la loyauté de la preuve (CEDH, 17 octobre 2019, LOPEZ RIBALDA, n°1874/13).

Ainsi, dans certains cas, le droit au respect de la vie privée du salarié a été écarté, à condition toutefois que l’atteinte portée soit jugée indispensable à l’exercice des droits de la défense de l’employeur, et proportionnée au but recherché (Cass, Soc. 30 septembre 2020, n°19-12.058).

Cette position s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de l’article L.1121-1 du Code du travail, lequel autorise, par principe, les atteintes portées aux libertés du salarié lorsqu’une raison objective et impérieuse le justifie.

La Cour de Cassation a donc révisé sa jurisprudence, et validé par exemple la recevabilité d’un constat d’huissier pourtant dressé à l’insu du salarié, démontrant que celui-ci avait violé sa clause de non-concurrence.

Au-delà du fait que le constat avait été réalisé par un professionnel assermenté, dans un lieu public, la haute juridiction a considéré que l’atteinte à la vie privée était proportionnée au but recherché, à savoir l’établissement de l’activité concurrentielle nuisible à l’entreprise (Cass, Civ. 2ème, 14 novembre 2019, n°18-22.008).

Au cours de l’année 2021, dans le même esprit, et pour la première fois, la Cour de Cassation a jugé que l’employeur pouvait utiliser, exceptionnellement, un enregistrement provenant d’une vidéosurveillance non connue des salariés, et non soumise à la consultation des élus du personnel (Cass, Soc. 10 novembre 2021, n°20-12.263).


En 2023, plusieurs décisions rendues par la Cour de Cassation sont venues confirmer ce mouvement de libéralisation du droit de la preuve en droit du travail, en accueillant des preuves de manquements du salarié pourtant uniquement présentes sur un support strictement privé, et de nature confidentielle.

Dans une première affaire, des salariés travaillant dans un service médical d’urgence avaient pris pour mauvaise habitude d’organiser, sur leur lieu et sur leur temps de travail, des soirées très alcoolisées, sans l’accord de leur employeur.

En dehors de la possibilité de prendre les salariés sur le fait, se posait alors la question de savoir quels moyens étaient offerts à l’employeur pour démontrer, devant une juridiction, la réalité des manquements de ces salariés fêtards.

A cette fin, l’employeur ne pouvait compter que sur les captures d’écran d’une messagerie privée, lesquelles avaient été communiquées anonymement à celui-ci par un autre salarié.

La Cour de Cassation a estimé que le caractère privé des échanges ne faisait pas obstacle à leur communication en justice, dès lors que cette production était indispensable à l’exercice des droits de la défense et proportionnée au but recherché, notamment à la nécessaire protection des patients (Cass, Soc. 4 octobre 2023, n°21-25.452).

En 2020, cette même logique avait déjà permis à un employeur de communiquer en justice le contenu du profil Facebook privé d’un de ses salariés, dont il avait eu connaissance par un collègue, ami du protagoniste sur le réseau social (Cass, Soc. 30 septembre 2020, n°19-12.058).

Dans ce domaine, les réseaux sociaux et messageries privées ne sont donc plus véritablement protégés.

En revanche, il paraît certain que ces méthodes probatoires n’auraient pas été validées si l’employeur avait pu disposer d’autres moyens de démontrer les manquements des salariés.

Ce constat est d’ailleurs assumé par la Haute juridiction, qui a précisé, dans le cadre d’une autre affaire récente, l’obligation faite à l’employeur de tenter de trouver un résultat identique, en matière de preuve, « en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié » (Cass, Soc. 8 mars 2023, n°21-20.798).

Enfin, tout récemment, l’Assemblé Plénière de la Cour de Cassation a confirmé cette position en généralisant les jurisprudences de la Chambre Sociale concernant cette possibilité de produire des preuves obtenues de manière déloyale, à l’ensemble du procès civil (Cass, Ass Plén. 22 décembre 2023, n°20-20.648).

A noter que cette décision concerne une nouvelle fois le droit du travail et plus particulièrement l’utilisation par l’employeur d’un enregistrement clandestin.

On retiendra que cet assouplissement jurisprudentiel comporte deux limites : la démonstration d’une nécessité avérée pour l’exercice des droits de la défense de l’employeur, et le respect du critère de proportionnalité.

En matière de preuve, la fin ne justifie donc pas toujours les moyens : l’atteinte au principe du droit au respect de la vie privée n’est ainsi acceptée que lorsqu’elle constitue la seule solution offerte à l’employeur pour faire valoir ses droits.

4. Et en droit pénal ?

La violation du droit à la vie privée est théoriquement constitutive d’une infraction pénale prévue et réprimée par l’article 226-1 du Code pénal.

Ainsi, un salarié qui se permettait d’enregistrer son employeur à son insu, afin d’étayer un contentieux prud’homal, s’exposait à être jugé par un Tribunal Correctionnel sur le fondement de cette infraction.

La Cour de Cassation a mis un terme à cette jurisprudence lorsque le salarié enregistrait l’entretien préalable au licenciement sur son téléphone, cet enregistrement ne pouvait être pénalement réprimé, celui-ci ayant été réalisé dans le cadre d’un événement considéré désormais comme étant de nature professionnelle (Cass, Crim. 12 avril 2023, n°22-83.581).

Au-delà de cette immunité, et sur le fondement des jurisprudences récentes rendues en matière sociale, il est envisageable que l’enregistrement d’une discussion professionnelle avec l’employeur puisse désormais être communiqué dans le cadre d’un litige civil devant le Conseil de Prud’hommes, dès lors toutefois que le salarié ne dispose pas d’autres moyens de démontrer le bien-fondé de ses prétentions.

Saisie de cette question, la Cour d’Appel de PARIS avait d’ailleurs déjà tranché en ce sens, avant que l’Assemblée Plénière ne statue sur cette question, au mois de décembre dernier (CA PARIS, 18 janvier 2023, RG 21/04506).

Cette communication peut alors être particulièrement utile, notamment lorsque l’employeur reconnait, oralement, que les motifs d’un licenciement sont en réalité dénués de fondement.

5. Conclusion

L’assouplissement du droit de la preuve est une évolution louable : elle limite aujourd’hui ce trop grand nombre d’affaires qui, par le passé, ne pouvaient pas aboutir à une solution juste, à défaut pour les parties concernées d’avoir pu produire des éléments convaincants…dont elles disposaient pourtant.

Cependant, cette évolution du droit de la preuve s’accompagne d’un corolaire regrettable, en ce qu’elle invite quelque part à piéger un interlocuteur, induisant mécaniquement de possibles faux-semblants, des jeux de rôles, et autres procédés empreints de duplicité.

En outre, la pratique des enregistrements « discrets » conservera toujours une tonalité déloyale, et l’on peut craindre qu’in fine, lorsque cette évolution aura bien été intégrée au monde de l’entreprise, la sincérité, la transparence – voire même la spontanéité des échanges, en pâtisse sérieusement.

Quoi qu’il en soit, dans le cadre de l’établissement d’une stratégie de défense, il est vivement conseillé d’être assisté d’un professionnel du droit capable d’estimer, au regard du contexte du dossier, l’opportunité, ou non, de communiquer certaines preuves.

A ce titre, l’intervention de l’avocat, en amont de l’amorce de la procédure de licenciement, peut être un atout non négligeable pour s’assurer de la validité de celles-ci dans le cadre d’un éventuel contentieux.

Bernard RINEAU

Avocat associé

Kévin CHARRIER

Avocat

La délégation de pouvoirs est un mécanisme juridique permettant de transférer la responsabilité pénale du dirigeant d’une société (le délégant) vers un salarié (le délégataire) dans certains secteurs délégués (le périmètre délégué).

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Par le biais d’une délégation de pouvoir, le délégataire revêt la qualité de représentant de la personne morale, et accepte d’endosser des responsabilités pesant normalement sur les épaules du délégant. Il engage ainsi, en cas de faute de sa part, la responsabilité pénale de la société, et peut engager la sienne propre.

Ce mécanisme de délégation – et aussi, à l’étage inférieur, de subdélégation – est souvent nécessaire au dirigeant, qui ne peut assumer à lui seul la totalité des conséquences des actions accomplies dans le cadre de l’activité de sa société.

Le chef d’entreprise peut même être fautif s’il n’a pas recours à une délégation de pouvoirs, par exemple lorsque l’organisation de l’entreprise ne lui permet pas d’exercer une réelle surveillance, notamment en présence de plusieurs sites éloignés les uns des autres[1].

L’absence de subdélégation peut également être fautive[2].

  • Conseil aux dirigeants : autant que possible, proposez la délégation de pouvoirs par écrit dès la prise de poste de votre salarié. Lui proposer, voire lui imposer, une délégation de pouvoirs au cours de votre relation de travail peut paraître suspect ou inutile et rendre le salarié réticent à, soudainement, endosser des responsabilités qu’il n’avait pas jusque-là.
  • Conseil aux salariés : la délégation de pouvoir est un mécanisme normal qui doit être regardé comme une contrepartie de vos pouvoirs au sein de la société, et généralement de votre rémunération ou de vos avantages. Attention à bien vérifier cependant qu’elle est justifiée et que ces contreparties existent.

Dans les deux cas, le regard d’un avocat peut s’avérer indispensable.


Dirigeants et salariés : vérifiez la validité de votre délégation de pouvoirs !

La validité d’une délégation de pouvoirs ne va pas de soi. Un dirigeant peut se croire faussement à l’abri, comme un salarié peut se croire faussement responsable.

Ce n’est pas parce qu’un salarié aurait signé un acte intitulé « délégation de pouvoirs » que le transfert de responsabilité sur ses épaules opèrerait nécessairement.

En effet, la forme d’une délégation de pouvoirs ne conditionne pas sa validité : cette délégation peut être de droit ou de fait, résulter d’un acte express, tel un acte de « délégation de pouvoirs et/ou de signature », ou seulement d’un organigramme.

Un salarié dont la responsabilité serait recherchée sur le fondement d’une délégation de pouvoirs pourrait réussi à prouver que, contrairement aux documents formels (par exemple un acte de délégation de pouvoirs qu’il aurait dûment signé), il n’existait pas, dans les faits, de réelle délégation de pouvoirs.

A l’inverse, ce n’est pas parce qu’un salarié n’aurait signé aucun document formalisant la délégation que l’engagement de sa responsabilité serait automatiquement exclu : la délégation peut aussi résulter simplement d’une situation concrète.

Comment, dans ces conditions, apprécier la validité d’une délégation de pouvoirs ?


Disons-le d’emblée : seule une décision de justice permet de savoir avec certitude si une délégation de pouvoirs est valide.

L’efficacité d’un tel mécanisme dépend entièrement de l’appréciation souveraine des magistrats appelés à établir, en cas d’infraction, la responsabilité d’une personne morale, de ses dirigeants éventuellement délégants, et de ses salariés éventuellement délégataires.

Pour échapper à une condamnation, le dirigeant tentera de prouver au juge l’existence de la délégation de pouvoirs qu’il invoque, tandis que le salarié tentera généralement d’en prouver l’inexistence… Le juge se prononcera en fonction des circonstances de l’espèce, sur le fondement des preuves de chacun.

Le problème est que ce contrôle de validité intervient a posteriori, quand le dommage est intervenu. Il est donc crucial de savoir, a priori, sur quels critères le juge fonde généralement son appréciation pour pouvoir éviter toute mauvaise surprise.

Pour qu’elle soit valable, c’est-à-dire efficace, la délégation de pouvoirs doit remplir un certain nombre de conditions.


D’abord, une délégation ne peut pas être générale et imprécise : le délégataire doit connaître avec certitude le périmètre des pouvoirs – donc des responsabilités – qui lui sont transférés.

  • Nous conseillons aux dirigeants de rédiger un document précis et de le faire signer par le salarié.

Point de vigilance : ne pas se fier aveuglément aux documents types, standardisés ou facilement accessibles sur internet, ni aux anciennes délégations, pas toujours adaptées à la situation.

Un acte de délégation de pouvoirs doit être taillé sur mesure pour chaque délégataire.

Notez bien que la parfaite efficacité de la délégation de pouvoir demeure à la charge et dans l’intérêt du délégant. Ce n’est pas le rôle ni l’intérêt du délégataire de sécuriser au maximum un acte de délégation de pouvoir ou de corriger d’éventuelles failles : au contraire, une délégation mal ficelée pourrait jouer en sa faveur.

  • Du point de vue du délégataire, il y a lieu de bien circonscrire le périmètre délégué, afin de ne pas porter indûment certaines responsabilités.

Si des tâches échappent en tout ou partie à votre pouvoir réel, au profit d’autres salariés ou dirigeants, il conviendra de les retirer du périmètre délégué ou, au minimum, de faire insérer des précisions dans la délégation, comme d’indiquer que telle tâche s’exercera sous l’autorité (conjointe) de tel autre salarié.

Vérifiez aussi que le périmètre délégué corresponde bien à votre fiche de poste et à votre contrat de travail : la délégation de pouvoirs ne doit pas modifier le périmètre de votre poste de travail ni en augmenter indirectement les missions.


De plus, et surtout, il faut que le délégataire dispose cumulativement de l’autorité, de la compétence et des moyens nécessaires à l’accomplissement des tâches incluses dans le périmètre délégué.

Autrement dit, si, après l’analyse de la situation concrète, un tribunal venait à constater que le délégataire ne disposait pas et de l’autorité, et de la compétence, et des moyens nécessaires, la juridiction ne saurait accepter un quelconque transfert de responsabilité.

Et ce n’est pas parce que l’acte de délégation indiquerait péremptoirement que le délégataire bénéficie des moyens pour exercer les pouvoirs délégués que celui-ci en dispose effectivement.

L’acte de délégation n’a pas besoin, pour être valable, de lister les moyens mis à la disposition du délégataire pour exercer ses missions ni de définir l’étendue de son autorité.

  • Néanmoins, pour les délégants, vous devrez vous assurer que votre délégataire dispose des pouvoirs d’autorité nécessaires (notamment le pouvoir disciplinaire, de rupture de contrat, d’embauche…) et de l’autonomie adéquate sur les secteurs délégués : si une mission déléguée elle est, dans les faits, directement traitée ou co-traitée par d’autres directions ou par le directeur général lui-même, le transfert de responsabilité aura peu de chance d’opérer.

De même, vous devrez veiller à fournir au délégataire les moyens nécessaires (humains, techniques, financiers…) pour que la délégation soit efficace, et à inclure dans l’acte de délégation l’obligation à la charge du délégataire de solliciter, le cas échéant, les moyens supplémentaires nécessaires à l’exercice de ses missions.

Enfin, vous devez vous assurer que, par ses expériences ou ses formations passées, il a la compétence suffisante pour endosser la responsabilité que vous voulez lui confier : inutile de tenter de transférer sur un salarié une responsabilité juridique, fiscale ou comptable, s’il n’a jamais eu de formation en la matière.

  • S’agissant du délégataire, une attitude passive et opportuniste ne convient pas : il vous appartient de solliciter (toujours en gardant une trace écrite) l’autorité et les moyens adaptés pour mener à bien vos tâches déléguées si vous estimez en manquer. Par exemple : demander une délégation de signature, si elle n’est pas prévue, afin de pouvoir engager la structure aux plans financier (chèques, paiements) ou juridique (contrats, courriers, etc.), bien sûr dans les limites de votre périmètre délégué.

Un refus ou une absence de réponse de votre direction à votre demande joueront utilement en votre faveur pour vous dégager de votre responsabilité le cas échéant.

Enfin, il peut être impératif, pour un délégataire, d’obtenir le droit de subdéléguer une partie de ses pouvoirs, par exemple au profit des directeurs de sites géographiquement éloignés.


En conclusion, la délégation de pouvoirs est un mécanisme indispensable qui doit être soigneusement adapté à chaque situation, pour aboutir à un équilibre entre les pouvoirs réellement exercés par chacun et les contreparties réellement consenties. Les responsabilités qui en découleront auront alors d’autant plus de chances d’être acceptées et assumées par tous.

  • Pour permettre à la relation de travail de s’inscrire dans un temps long, les délégants veilleront à ne pas vouloir déléguer trop de pouvoirs vers un salarié, sans lui consentir les contreparties indispensables.
  • Les délégataires accepteront le transfert de responsabilité, sans vouloir se défausser, si l’équilibre est bien réel.

Une illustration récente de ces propos a été donnée par la Cour de cassation le 5 avril 2023[3], ayant eu à connaître du cas d’une chute mortelle d’un salarié sur son lieu de travail.

Dans cette affaire, le dirigeant avait tenté d’échapper à sa responsabilité en invoquant une subdélégation de pouvoirs au profit du responsable de la maintenance de la société.

Mais la Cour a rejeté le transfert de responsabilité en estimant, d’une part, que la délégation de pouvoirs invoquée n’avait pas été formalisée par un écrit et que le contrat de travail du responsable de la maintenance n’était pas assez précis quant à son domaine et sa portée pour tenir lieu de délégation de pouvoirs.

Cela confirme qu’il est particulièrement souhaitable que le périmètre délégué soit précisément défini dans un acte de délégation de pouvoirs, le contrat de travail n’étant souvent pas assez précis.

D’autre part et surtout, les juges ont estimé, après une analyse des circonstances concrètes de l’affaire, qu’il n’existait pas de délégation de pouvoirs, car le responsable de la maintenance ne disposait ni des compétences techniques et juridiques, en l’absence de formation depuis son embauche, ni des moyens financiers nécessaires à l’exercice de ses missions, les dépenses devant être validées au préalable par le directeur du site.

Bernard RINEAU

Avocat associé

Jean-Eloi de BRUNHOFF

Avocat chargé du pôle pénal

[1] Cour de cassation, chambre criminelle, 31 oct. 2017, n° 16-83.683

[2] Cour de cassation, chambre criminelle, 28 févr. 1995, n° 94-82.577

[3] Cour de cassation, chambre criminelle, 4 avril 2023, n° 21-81.742


Les conséquences du départ d’un salarié ayant créé une société concurrente ou ayant été embauché par la concurrence sont source d’inquiétudes.

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Confrontée à une perte de clientèle à la suite du départ d’un salarié, une entreprise doit être en mesure de distinguer la concurrence loyale de la concurrence déloyale. S’agit-il d’un démarchage licite ou d’un détournement de clientèle illégal ? Quelques indications pour y répondre.

I. Le démarchage de clientèle est en principe licite

La clientèle ne fait l’objet d’aucun droit privatif[1].

Sa conquête et son exploitation participent de la mise en œuvre de la liberté du commerce et de l’industrie[2] : celle-ci autorise, en principe, toute personne privée à accéder au marché de son choix, pour y conquérir une clientèle, peu importe que cette dernière soit déjà exploitée par un concurrent.

Ainsi, un salarié est libre de prospecter la clientèle que son ancien employeur exploitait jusqu’alors[3]. Il peut solliciter les contacts qu’il avait précédemment noués avec cette clientèle[4].

Et, si le salarié parvient, par ce simple démarchage loyal, à déplacer la clientèle au profit de sa société nouvellement créée ou de son nouvel employeur, rien ne peut lui être reproché : être meilleur et plus compétitif n’est pas condamnable !

Certains indices permettent aux juges de conclure au démarchage licite de clientèle. C’est notamment le cas lorsque les clients étaient mécontents des prestations de l’entreprise[5] ou lorsqu’ils avaient noué des liens privilégiés avec la personne qui les a ensuite démarchés[6].

Quelques cas de jurisprudence permettent d’appréhender ces circonstances, à savoir notamment que :

  • Un salarié peut utiliser des informations relatives à la clientèle de son ancien employeur, dès lors que ces informations ne sont pas confidentielles ou ne relèvent pas d’un savoir propre à ce dernier[7] ;
  • Un ancien salarié d’une société peut utiliser les contacts qu’il a précédemment tissés avec la clientèle de celle-ci, dès lors que l’existence de manœuvres déloyales ou d’un démarchage systématique n’est pas démontrée[8] (cf. infra II) :
  • c’est le cas notamment d’un ancien salarié d’une agence immobilière qui contacte les clients de son ex-employeur et les aide à résilier leur mandat de gestion[9] ;
  • c’est le cas notamment d’un ancien salarié qui a créé une société concurrente, laquelle a adressé une lettre circulaire aux clients de l’ex-employeur dans laquelle elle leur propose ses services[10] ;
  • c’est le cas notamment d’un ancien salarié qui a simplement informé les clients de son départ de l’entreprise, lesquels ont décidé de le suivre en raison des liens de confiance noués avec lui[11].

II. Le démarchage illicite procède de moyens déloyaux

L’acte constitutif de concurrence déloyale peut être défini comme tout acte de concurrence contraire aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale.

Si le démarchage de la clientèle est libre, les moyensemployés pour y parvenir doivent rester loyaux[12].

Le démarchage de la clientèle peut être qualifié d’acte de concurrence déloyale et engager la responsabilité de la personne qui en est à l’origine s’il est, par exemple, accompagné de la diffusion de propos dénigrants, de l’instauration d’une confusion dans l’esprit de la clientèle et/ou s’il résulte du débauchage ciblé de certains salariés occupant précédemment des postes clés en lien direct avec la clientèle convoitée.

La plupart du temps, les magistrats se fondent sur plusieurs circonstances de faits pour considérer que le démarchage est illicite.

La multiplicité des procédés déloyaux employés augmente les chances de faire reconnaître un détournement de clientèle, car si chacun des éléments stigmatisés ne caractérise pas en soi une démarche fautive, l’ensemble peut dénoter une attitude délibérément déloyale envers l’ancien employeur[13].

C’est le cas par exemple lorsqu’une entreprise procède à un débauchage d’un salarié ayant un poste clé chez son concurrent, et que ce dernier une fois en poste utilise une fausse identité pour capter la clientèle de la société concurrencée[14], ou détourne les correspondances électroniques de son ancien employeur afin de prendre contact avec sa clientèle[15].

La jurisprudence et la doctrine ont peu à peu élaboré une liste non exhaustive des manœuvres fautives, constitutives de concurrence déloyale :

A. Le dénigrement 

Le dénigrement est constitué lorsque des propos dénigrants visent les produits, l’activité d’une entreprise ou le concurrent lui-même, et sont tenus dans le but d’inciter une partie de la clientèle de l’entreprise visée à s’en détourner[16].

Un tel comportement se distingue de la simple critique dans la mesure où il émane d’un acteur économique qui cherche à bénéficier d’un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur, quand bien même l’information dénigrante divulguée serait exacte[17].

B. La désorganisation de l’entreprise par un débauchage massif ou systématique

Le démarchage de clientèle est illicite lorsqu’il est concomitant à la désorganisation de l’entreprise, laquelle peut résulter du débauchage fautif de salariés du concurrent, du détournement de commandes, du détournement de données stratégiques, ou encore d’un démarchage systématique ou massif de la clientèle.

Dans cette dernière hypothèse, il faut pouvoir prouver que le concurrent dirige méthodiquementsa prospection vers la clientèle que l’entreprise victime exploite[18]. Autrement dit, le concurrent cible principalement, voire uniquement, la clientèle de l’entreprise exploitée.

Cela correspond à des cas particuliers.

Par exemple, le démarchage est considéré systématique lorsque l’entreprise concurrencée apporte la preuve d’un ratio conséquent du nombre des clients captés par rapport à l’importance de sa propre clientèle[19].

C’est également le cas quand l’entreprise parvient à prouver une importante rapidité de ce déplacement de clientèle[20].

C. L’imitation risquant d’entraîner la confusion dans l’esprit de la clientèle

Les procédés visant à semer la confusion dans l’esprit des consommateurs peuvent prendre des formes diverses.

A titre d’exemple, le démarchage des annonceurs d’un concurrent par un éditeur se présentant faussement comme envoyé par celui-ci pour leur proposer un nouveau passage de leur annonce dans ce journal, est considéré comme illicite car s’étant accompagné de manœuvres visant à semer la confusion dans l’esprit des clients[21].

Il en est de même du cédant d’un salon de coiffure ayant envoyé à ses anciens clients un message publicitaire au dos duquel figurait un plan détaillé et précis de l’itinéraire à suivre pour se rendre du salon cédé au nouveau salon qu’il avait créé[22]. Dans ce cas d’espèce, les juges ont considéré que les termes du message avaient créé une confusion possible entre les deux salons, l’expression « nouveau salon » laissant penser que les deux établissements étaient liés.

D. Le parasitisme

Le parasitisme consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis[23].

A titre indicatif, les juges estiment qu’en reproduisant servilement ou en imitant le signe distinctif (autre que la marque), par exemple le produit ou les documents commerciaux exploités par le demandeur à l’action en parasitisme, le concurrent a manifesté la volonté de se placer dans son sillage[24].

III. Quid des fichiers clients ?

Les fichiers clients de l’entreprise, auxquels le salarié a eu accès ou auxquels il a contribué au cours de l’exécution de son contrat de travail, demeurent des données appartenant exclusivement à l’entreprise.

Le détournement du fichier clients d’un concurrent pour démarcher sa clientèle constitue un procédé déloyal à lui seul et est suffisant à caractériser un détournement de clientèle illicite[25], comme les moyens cités supra (II).

Le fait que le détournement de fichiers a conduit au départ d’un seul client est sans incidence sur le caractère fautif des détournements[26].

Les juges ont longtemps estimé que seule l’utilisation de ces fichiers était fautive[27], et non leur simple conservation sur le disque dur d’un ordinateur[28].

La Cour de cassation semble être revenue sur cette logique dans un récent arrêt du 7 décembre 2022.

En effet, une Cour d’appel avait retenu que le transfert à la société Valhestia, par des ex-salariés de la société Foncia GIEP, des listes de résidences gérées par cette dernière et de listes des adresses de messagerie électronique des conseils syndicaux de résidences également gérées par cette société, et obtenues alors qu’ils en étaient salariés, n’était pas fautif en l’absence de preuve de l’exploitation de ces informations par un moyen fautif de la part de ces anciens salariés de la société Foncia GIEP.

La Haute Cour a finalement cassé l’arrêt au motif que la seule détention, par la société, d’informations confidentielles relatives à l’activité de son concurrent, obtenues par d’anciens salariés de cette dernière, en cours d’exécution de leurs contrats de travail, et qui avaient contribué à sa création, constituait un acte de concurrence déloyale.

Ce raisonnement est bienvenu.  

Aussi, de ce fait, l’utilisation de la méthode de « perquisition civile », plus précisément appelée « le référé probatoire », fondée sur l’article 145 du code de procédure civile, laquelle peut permettre de démontrer qu’une entreprise concurrente détient un fichier clientèle confidentiel, constituera une arme d’autant plus redoutable dans les contentieux en matière de concurrence déloyale.

Enfin, il doit être rappelé que le détournement de fichier clients de l’ex-employeur est également constitutif du délit d’abus de confiance, défini à l’article 314-1 du code pénal comme « le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé ».

A cet égard, la Cour de cassation juge que « ces deux actions, l’une délictuelle et l’autre contractuelle, qui tendent à la réparation d’un préjudice différent peuvent se cumuler »[29].

IV. Agir en amont

L’entreprise qui se prétend victime d’un acte de concurrence déloyale, notamment d’un détournement de clientèle, doit toujours en rapporter elle-même la preuve.

En matière de concurrence déloyale, cette capacité à apporter la preuve des actes déloyaux constitue le nerf de la guerre.

Bien souvent, l’épreuve est contraignante, d’autant plus qu’on ne peut pas se contenter d’invoquer une baisse de son chiffre d’affaires[30].

Nombreux sont les chefs d’entreprise qui considèrent qu’en matière de concurrence déloyale, quand le mal est fait, il est déjà trop tard.

Nous partageons l’idée qu’il est toujours mieux de prévenir que de guérir.

Dans ces conditions, il ne peut qu’être conseillé de prévoir en amont plusieurs mécanismes de protection, et notamment des clauses de non-concurrence aux contrats de travail des employés voués à occuper des postes clés dans l’entreprise.

Un accompagnement juridique s’avère utile pour la rédaction de ce type de clause qui doit répondre à certaines exigences, telles que la limitation dans le temps et dans l’espace, ainsi que la contrepartie financière. Il peut également être intéressant d’y prévoir une clause pénale, afin d’établir un montant forfaitaire de dommages et intérêts automatiquement dû en cas de caractérisation d’actes de concurrence (ce qui permet de s’épargner l’autre difficulté de l’évaluation du préjudice).

De même, une clause de confidentialité post-contractuelle pourrait être bienvenue dans certains contrats de travail.

Bernard RINEAU, Avocat associé

Charlotte QUILLIER, Avocat


[1] CA Toulouse, 25 sept. 2013, n° 11/05271

[2] Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-16.936

[3] Cass. com., 14 févr. 2018, n° 15-25.346

[4] CA Lyon, 2 avr. 2015, n° 12/04716 ; CA Lyon, 7 avr. 2016, n° 15/00006 ; Cass.com., 23 oct. 2007, n° 05-17.155

[5] CA Versailles, 4 juin 2019, n° 18/01369

[6] CA Douai, 15 nov. 2018, n° 17/02291

[7] Cass. com. 11-2-2003 n° 00-15.149

[8] Cass. com. 23-10-2007 n° 05-17.155 ;

[9] CA Versailles 26-11-2009 n° 08-3261

[10] Cass. com. 9-6-2015 n° 14-13.263

[11] Cass. 1e civ. 6-6-2018 n° 17-13.101 ; Cass. com. 2-12-2020 n° 18-23.725

[12] Cass. com., 19 mars 2013, n° 12-16.936 ; Cass. com., 9 juin 2015, n° 14-13.263 ; Cass. com., 14 févr. 2018, n° 15-25.346

[13] CA Colmar, 21 mai 2014, n° 12/03502 ; Cass. 1re civ., 21 mars 2018, n° 17-14.582

[14] CA Chambéry, 26 juin 2018, n° 16/02379 :

[15] CA Versailles 8-10-2008 n° 08-5483

[16] Cass. 1re civ., 11 juill. 2018, n° 17-21.457 ; CA Paris, 14 avr. 2016, n° 15/20567

[17] Cass. com., 8 juin 2017, n° 15-26.151

[18] CA Aix-en-Provence, 2 mai 2019, n° 16/10598

[19] CA Grenoble, 30 juin 2009, n° 07/02700

[20] CA Paris, 6 mars 2003, n° 2001/06197

[21] CA Rouen 13-2-1992 : RJDA 3/92 n° 307

[22] CA Paris 18-10-1994 n° 92-19219

[23] Cass. com., 10 juill. 2018, n° 16-23.694 ; Cass. com., 4 févr. 2014, n° 13-11.044 ; Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-24.399

[24] Cass. com., 10 févr. 2015, n° 13-27.225

[25] Cass. com. 12-5-2021 n° 19-17.714

[26] CA Versailles 26-11-2009 n° 07-2336

[27] Cass. com., 18 févr. 1997, n° 94-18.367 ; CA Versailles, 17 oct. 2013, n° 12/05871 ; CA Lyon, 25 sept. 2014, n° 13/03649

[28] CA Paris, 4 juill. 2019, n° 17/05814

[29] Cass. Com., 24 mars 1998, n° 96-15.694, publié au bulletin.

[30] Cass. com., 26 oct. 2010, n° 09-71.313

Une banque est susceptible d’engager sa responsabilité pour rupture abusive de son concours à durée indéterminée, quand bien même le formalisme légal prévu à l’article L.313-12 du code monétaire et financier aurait été respecté.

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La liberté contractuelle protège le droit de contracter ou de ne pas contracter. En principe, une banque est libre de résilier unilatéralement et à tout moment un concours bancaire qu’elle a octroyé à une entreprise pour une durée indéterminée (ex : autorisation de découvert).

Sans revenir sur ce droit, le législateur a voulu contraindre les établissements de crédit à respecter des formes et délais pour protéger le débiteur contre une rupture ou une réduction abusive du concours bancaire octroyé à durée indéterminée.

En effet, l’admission d’une rupture unilatérale d’un crédit consenti à une entreprise est susceptible d’avoir des répercussions très graves : si l’entreprise bénéficiaire connaît déjà certaines difficultés financières, une rupture brutale pourrait les aggraver, voire entraîner l’ouverture d’une procédure collective.

Ainsi, à l’évocation de la notion de rupture abusive d’un concours indéterminé est souvent soulevé l’article L.313-12 du code monétaire et financier (I).

Mais le seul respect du formalisme exigé par ledit article ne suffit pas forcément à écarter le caractère abusif de la rupture d’un crédit : la banque doit également respecter les conditions du droit commun contractuel, et notamment adopter un comportement loyal (II).

I. La rupture abusive à l’aune du droit spécial

L’article L. 313-12 du code monétaire et financier exige des établissements de crédit et des sociétés de financement un formalisme strict (A), ainsi qu’une transparence sur les motifs de la rupture (B).  A défaut, la rupture du crédit peut être qualifiée d’abusive.

A noter au préalable que ledit article s’applique aux concours autres qu’occasionnels. Il résulte que les facilités de caisse ponctuelles ne rentrent pas dans le champ d’application de ces dispositions : la banque pourra se dispenser du formalisme exigé par l’article L. 313-12 du code monétaire et financier dans ce cas. Cependant, en cas de réitération des facilités de caisse[1], ou d’une durée particulièrement longue des positions débitrices en découlant[2] sans réaction du banquier[3], le juge pourra considérer l’existence d’une ouverture de crédit tacite[4] et ainsi, faire application de l’article L.313-12.

A.    La banque doit respecter un formalisme strict

a)             L’envoi d’une notification faisant courir un préavis minimal de 60 jours

Qu’il s’agisse d’une réduction ou d’une interruption du concours bancaire, l’article L.313-12 du code monétaire et financier contraint la banque à :

  • notifier au débiteur sa décision par écrit ;
  • respecter un préavis minimal de 60 jours pour lui permettre de trouver d’autres alternatives de financement.

La Cour de cassation refuse systématiquement toute adaptation à la hausse de ce délai de préavis, qu’il s’agisse de tenir compte de la situation financière de la société[5], de l’état de santé du gérant[6] ou encore de la relation particulière entretenue avec la banque[7].

Il n’est pas non plus possible de contourner ce délai légal en évoquant l’article L.442-6, I 5 du code de commerce, relatif à la rupture des relations commerciales établies[8].

Seul un préavis contractuel plus long pourrait faire obstacle à l’application du préavis légal.

b)             Cas de dispense du délai de préavis

La banque n’est pas tenue de respecter ce délai de préavis minimal de 60 jours dans deux cas précis prévus par la loi :

  • En cas de comportement gravement répréhensible du bénéficiaire du crédit

Cela suppose que l’emprunteur ait eu un comportement d’une gravité telle que le lien de confiance qu’il entretenait avec la banque a été rompu[9].

Par exemple :

  • L’emprunteur a commis une infraction pénale[10] ;
  • Il a dépassé de manière importante et durable le crédit accordé[11] ;
  • Il est à l’origine de flux financiers anormaux[12].
  • En cas de situation irrémédiablement compromise du bénéficiaire du crédit

Cela suppose que l’emprunteur soit dans une situation financière désespérée, qu’il soit voué à la liquidation judiciaire, ou à tout le moins à un redressement judiciaire avec plan de redressement[13].

A noter que, dans ces deux situations, la banque ne peut se dispenser que du préavis : l’exigence de notification est maintenue[14], et il doit en être de même de l’obligation de motivation à sa charge, évoquée ci-dessous.

B.     La banque doit motiver sa décision de rupture

L’article L.313-12 du code monétaire et financier contraint la banque à justifier sa décision de réduction ou d’interruption de son concours, à la seule demande de l’emprunteur.

La loi n’enferme pas cette obligation de motivation dans une limite temporelle : la jurisprudence a donc récemment retenu que le bénéficiaire du crédit était en droit de solliciter de la banque ses motifs de rupture pendant la durée du préavis légal, et même au-delà[15].

Il s’agit là d’une disposition particulière, puisque la liberté contractuelle voudrait en principe que la banque n’ait pas à expliquer sa décision de résilier le crédit.

Il ne peut qu’être conseillé au chef d’entreprise de requérir systématiquement les explications de son établissement de crédit relatives à la rupture du concours bancaire, si celles-ci ne sont pas déjà indiquées dans le courrier de notification.

La seule absence de réponse de la banque permet de qualifier d’abusive la rupture du crédit. Il restera cependant à déterminer le préjudice subi par l’emprunteur dans cette situation précise, l’octroi d’un montant forfaitaire de dommages et intérêts étant écarté[16].

Enfin, au travers de cette disposition favorable au débiteur, le législateur semble vouloir rééquilibrer le rapport de force entre l’établissement de crédit et l’emprunteur, en inversant la charge de la preuve relative à la bonne foi du cocontractant : sur demande du débiteur, la banque doit en effet justifier de ses motifs et de leur légitimité, soit indirectement de sa bonne foi.

Cela n’est pas sans lien avec les exigences du droit commun.

II. La rupture abusive à l’aune du droit commun

A.    La banque doit adopter un comportement loyal

L’article 1104 du code civil impose une obligation générale de loyauté et de bonne foi à tout cocontractant.

Cette obligation s’applique à tout type de contrat, y compris les concours bancaires et conventions de crédit.

La banque, comme n’importe quel cocontractant, doit donc se montrer loyale et de bonne foi envers l’emprunteur.

Par conséquent, les juges du fond n’hésitent pas à qualifier d’abusive la rupture d’un concours bancaire, au motif que la banque aurait adopté un comportement déloyal.

A titre d’exemple, par un arrêt du 17 janvier 2022, la Cour d’appel de Bordeaux a retenu l’abus de droit dans un dossier où la banque avait prétendu justifier la rupture de son concours pour des incidents minimes [17] :

« Il n’en demeure pas moins que la décision de la Banque Populaire Aquitaine Centre Atlantique de supprimer l’autorisation consentie en 2015, alors qu’aucun incident, hormis, plus de deux mois auparavant, un dépassement minime pour un temps très limité, n’avait été à déplorer sur une période de plus de deux ans, sans donner d’autres motif que celui, erroné, d’un ‘fonctionnement anormal’ du compte, démontre un comportement déloyal, constituant une faute engageant la responsabilité de la banque, l’abus de droit étant caractérisé. »

Dans son arrêt du 26 janvier 2010[18], la Haute Cour a confirmé qu’une banque pouvait engager sa responsabilité, quand bien même le formalisme légal de l’article L.313-12 du code monétaire et financier aurait été respecté, en cas d’abus de son droit de rompre le crédit :

  • Soit, lorsque le banquier a procédé d’un motif illégitime ;
  • Soit, lorsqu’il a procédé d’une volonté de nuire.

Ainsi, si le prêteur ne peut rompre comme bon lui semble son concours, la limite à cette liberté se trouve dans l’abus de droit, lequel peut être défini comme « une faute consistant à exercer son droit sans intérêt pour soi-même et dans le seul dessein de nuire à autrui, ou suivant un autre critère à l’exercer en méconnaissance de ses devoirs sociaux »[19].

B.     La fraude corrompt tout, y compris la rupture d’un crédit

Dans un jugement du 10 juin 2016, le Tribunal d’instance de Strasbourg s’est penché sur la question de l’attitude frauduleuse d’un établissement de crédit consistant, sans le dire, à servir les intérêts d’un tiers[20].

Dans ce cas d’espèce, une société faisait valoir que les relations contractuelles avec sa banque duraient depuis plus de quinze ans et qu’elle avait toujours disposé de découverts en compte courant. Or, d’après elle, l’établissement de crédit aurait changé brusquement son attitude afin de complaire à un autre de ses clients, avec lequel la société était en conflit.

Dans son jugement du 10 juin 2016, le Tribunal de Strasbourg a estimé que la banque se trouvait dans une situation de conflit d’intérêts en raison du litige existant entre deux de ses clients, « la résistance du locataire à quitter les locaux commerciaux retardant la réalisation du projet immobilier du bailleur la SARL Y, et ce alors que les intérêts de la banque A en balance n’étaient nullement équivalents (encours de 30.000 € d’un côté, de 1.050.000 € de l’autre) »[21].

Au constat d’une attitude empreinte de l’intention de nuire, le Tribunal de Strasbourg a jugé que la dénonciation du concours bancaire « apparaît non seulement fautive, mais en réalité frauduleuse, car visant à priver la SARL X de ses facilités de caisse, sans faute de sa part, et ainsi amoindrir ses capacités de résister au projet de la SARL Y à laquelle elle s’opposait », et annulé la dénonciation du concours bancaire pour fraude.

Enfin, il sera ici constaté que l’inapplicabilité au cas de rupture du crédit de l’article L.650-1 du code de commerce, lequel prévoit que « lorsqu’une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire est ouverte, les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des concours consentis, sauf les cas de fraude, d’immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou si les garanties prises en contrepartie de ces concours sont disproportionnées à ceux-ci », n’est pas à regretter.

En effet, les cas de fraude peuvent toujours engager la responsabilité du banquier lors de la rupture du crédit, par la seule application des dispositions du droit commun. De manière générale, le comportement déloyal de la banque lors de la rupture du crédit implique toujours la responsabilité de la banque, à condition de pouvoir prouver un lien de causalité avec le préjudice subi par l’emprunteur.

Pour conclure, si le code monétaire et financier encadre la rupture des concours à durée indéterminée à l’initiative des établissements bancaires, les règles générales du droit commun ne doivent pas pour autant être négligées, l’attitude d’une banque pouvant être fautive au-delà du seul respect du formalisme légal spécial.

Bernard RINEAU, Avocat associé

Charlotte QUILLIER, Avocat


[1] CA Nancy, 22 juin 2011, n°09/02782

[2] CA Paris, 31 janvier 1991, n°91/6285

[3] Com., 19 juin 2007, n°06-11.065

[4] Com., 16 janvier 1990, n°88-14.883

[5] Cass. Com., 28 février 2018, n°16-19.136

[6] CA Colmar, 1ère Civ., section A, 16 novembre 2020, n°18/03742

[7] Cass. Com., 23 septembre 2014, n°13-19.683

[8] Cass. Com., 25 octobre 2017, n°16-16.839

[9]J-L Rives-Lane, La rupture immédiate d’un concours bancaire

[10] Cass. Com., 13 décembre 2016, n°14-17.410

[11] CA Bordeaux, 28 janvier 2021, n°18/02524

[12] CA Montpellier, 3 avril 2018, n°16/00821

[13] CA Reims, 26 juin 2018, n°17/019811

[14] Cass. Com., 18 mars 2014, 12-29.583

[15] Cass.Com., 30 novembre 2022, n°21-17.703

[16] Cass.Com., 30 novembre 2022, n°21-17.703

[17] CA Bordeaux, 17 janvier 2022, n°19/001359

[18] Cass.Com., 26 janvier 2010, n°09-65.086

[19] Cornu G., Vocabulaire juridique, 7e éd., 2005, PUF, p.6

[20] TI Strasbourg 10.06.2016 n°11-15.001132

[21] Gazette du palais « Rupture de crédit à une entreprise : le respect du formalisme légal ne suffit pas forcément » : l’essentiel Banque du 11.10.2016 n°35 : TI Strasbourg 10.06.2016 n°11-15.001132

En principe, une même personne ne peut être poursuivie ni condamnée plusieurs fois pour un même fait par une ou plusieurs juridictions différentes.

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Cette règle de bon sens interdisant le cumul des poursuites à raison du même fait mérite toutefois quelques précisions en matière fiscale, puisque le juge administratif dispose, aux côtés du juge pénal, d’un pouvoir de répression qui lui est propre (I. Principe).

De plus, en raison de certaines spécificités, la fraude fiscale fait exception au principe d’interdiction du cumul des poursuites à raison d’un même fait, puisque qu’un tel comportement peut être cumulativement sanctionné tant par le juge administratif que le juge pénal (II. Exceptions).

Cependant, pour être acceptable, les juges doivent respecter certaines conditions tempérant les effets d’un tel cumul (III. Tempéraments).

I. Le principe : l’interdiction du cumul des poursuites pour un même fait

Le principe d’interdiction du cumul des poursuites pénales pour un même fait, formulé par l’adage connu et ancien « Non bis in idem »[1], figure explicitement ou implicitement dans nombre de textes nationaux[2] ou internationaux[3].

Selon ce principe, dès lors qu’une décision juridictionnelle est devenue irrévocable – après l’épuisement des voies de recours ou l’expiration des délais de recours –, elle revêt l’autorité de chose jugée, laquelle interdit que des poursuites soient de nouveau engagées à l’encontre de la même personne à raison des mêmes faits.

L’autorité de chose jugée figure donc logiquement parmi les modes d’extinction de l’action publique, constituant une règle d’ordre public applicable en tout état de cause.

En matière pénale, ce mode d’extinction de l’action publique s’applique aux seules décisions juridictionnelles statuant définitivement sur l’action publique : relaxes, acquittements, ordonnances de non-lieu motivées en droit et, bien sûr, les condamnations, y compris les homologations de CRPC[4], les ordonnances pénales ou l’exécution des compositions pénales. Sont notamment exclues les décisions de classement sans suite[5], lesquelles ne sont ni juridictionnelles ni irrévocables, ou les ordonnances de non-lieu motivées en fait (pour insuffisance de charges), lesquelles ne sont pas irrévocables[6].

Cependant, particularité notable en matière fiscale, le juge pénal n’a pas le monopole des poursuites et des sanctions : il partage son pouvoir de punir avec le juge administratif, comme le procureur de la République partage son pouvoir de poursuivre avec l’administration fiscale.

Ces partages de pouvoirs avec d’autres autorités de poursuites et d’autres juridictions se retrouvent également dans quelques autres matières (disciplinaire, boursière, douanière).

Ainsi, pour punir la violation des nombreuses obligations fiscales, le juge administratif dispose d’un arsenal de sanctions fiscales, comprenant notamment les intérêts de retard, la majoration des droits éludés (10%, 40%, 80%, 100%), des pénalités ou des amendes[7].

Par exemple, en cas d’insuffisance ou d’inexactitude délibérée dans une déclaration de revenus (cas typique de fraude fiscale), un contribuable pourra se voir sanctionner par le juge de l’impôt d’une majoration de 40% des sommes éludées, et de 80% des sommes éludées en cas d’abus de droit ou manœuvres frauduleuses[8].

Mais en outre, s’agissant du délit pénal de fraude fiscale, le texte d’incrimination prévoit que tout fraudeur « est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction. »[9]

Cette admission du cumul pose tout de même de sérieuses difficultés théoriques et pratiques, nourrissant un contentieux abondant.

II. Les exceptions : la possibilité du cumul des poursuites fiscales et pénales pour fraude fiscale

Par dérogation au principe d’interdiction des poursuites différentes à raison d’un même fait, il a toujours été admis que les fraudes fiscales les plus graves puissent faire l’objet de sanctions pénales, en plus des sanctions fiscales.

Comment justifier cette mise à l’écart du principe non bis in idem ? D’un certain point de vue, et pour de nombreux prévenus poursuivis au pénal après avoir été sanctionnés sur un plan fiscal, ce cumul reste choquant.

Elle s’explique probablement parce que la lutte contre la fraude fiscale, objectif à valeur constitutionnelle, est à ce point cruciale qu’il soit permis non seulement de recouvrer l’impôt et de sanctionner pécuniairement le fraudeur, mais aussi, dans un souci de dissuasion et de répression, de punir le coupable par l’application sévère et infamante d’une condamnation pénale, qui, avec ses caractéristiques propres (emprisonnement, interdiction de gérer, solidarité et complicité du dirigeant à l’égard de sa société, diffusion et affichage, casier judiciaire, etc.), signifie la gravité de la transgression commise et son caractère socialement inacceptable.

Il est vrai que la fraude fiscale concentre de graves et nombreux inconvénients : son coût pharaonique pour les finances publiques[10], la rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques (entre les honnêtes et les malhonnêtes) et dans la distribution des prestations sociales, la rupture d’égalité entre les entreprises, les sociétés malhonnêtes bénéficiant déloyalement d’un avantage, la surtaxation des contribuables honnêtes ; sans s’étendre sur tout le cortège des délits connexes ou accessoires (abus de biens sociaux, banqueroutes, escroqueries, faux en écritures, délits comptables…).

Il ne faut pas oublier qu’à la différence d’une sanction purement fiscale (c’est le cas aussi de la matière disciplinaire ou boursière par exemple), une condamnation pénale incarne une forme de mise au ban de la société tout entière.

Ce cumul de deux mécanismes de répression est assumé par la Cour de cassation, qui, dans un arrêt de principe du 20 juin 1996, a déclaré que :

« les poursuites pénales du chef de fraude fiscale, qui visent à réprimer des comportements délictueux tendant à la soustraction à l’impôt, ont une nature et un objet différents de ceux poursuivis, par l’Administration, dans le cadre du contrôle fiscal, qui tendent au recouvrement des impositions éludées.

Qu’en effet, la règle “non bis in idem[…] n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux sanctions infligées par le juge répressif. »[11]

Mais bien sûr, une telle coexistence n’est pas admise sans garde-fou, sans quelques principes venant tempérer les ardeurs de la répression : qu’on s’imagine seulement que, du point de vue pénal, la fraude fiscale de base (non aggravée) peut être réprimée par une peine allant jusqu’à 5 ans d’emprisonnement, possiblement cumulée à une peine d’amende allant jusqu’à 500 000 euros d’amende, montant qui peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, outre les peines accessoires.

Pour les personnes morales, l’emprisonnement n’existe pas, mais l’amende peut aller jusqu’à 2 500 000 euros[12].

Vous ajouteriez à ces peines les sanctions fiscales rappelées plus haut, notamment une majoration de 80% des droits éludés, outre les droits eux-mêmes avec intérêts de retard… le résultat de cette adition deviendrait à son tour inacceptable en ce qu’il violerait un autre principe cardinal du droit pénal : celui de la nécessité des peines, et son corollaire le principe de proportionnalité.

III. Les tempéraments : un seuil, un plafond et une dose de proportionnalité

La jurisprudence, en particulier européenne, a fini par tempérer le principe du cumul des poursuites fiscales et pénales.

Ainsi, en 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que des poursuites pénales ne pouvaient pas se cumuler avec des poursuites fiscales si les deux étaient en tout point similaires et répétitives[13] : une première limite était clairement posée.

Par la suite, les développements jurisprudentiels ont permis de dégager trois tempéraments à la possibilité du cumul : par le bas, par le haut, et par le (juste) milieu.

1. Un seuil de gravité

A la suite de l’arrêt de la CJUE de 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a apporté sa contribution en précisant que lorsque des sanctions fiscales atteignent un certain niveau de sévérité, elles sont assimilables à des sanctions pénales qui ne peuvent se cumuler[14]. Cet arrêt marque l’avènement d’une conception matérielle des sanctions pénales, laquelle s’attache davantage au contenu de la sanction qu’à la juridiction dont elle émane.

Seules les fraudes fiscales dépassant un certain seuil de gravité peuvent justifier une répression pénale complémentaire à la répression fiscale, ainsi que l’a affirmé le Conseil constitutionnel dans ses arrêts du 24 juin 2016[15], et la Cour de cassation dans une série d’arrêts du 11 septembre 2019[16], la gravité résultant « du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention », concept notablement flou.

A noter que la Cour de cassation a refusé de transmettre une QPC critiquant l’imprécision du critère de gravité[17].

Dans le même esprit, la loi n°2018-898 du 23 octobre 2018 ayant supprimé le « verrou de Bercy » a prévu une obligation pour l’administration fiscale de dénoncer au procureur de la République les seules fraudes dépassant un montant de 100 000 euros de droits éludés[18]. Pour les fraudes d’un montant inférieur, l’administration n’y est pas tenue[19].

2. Un plafonnement de la sanction

Outre une limite par le bas, la jurisprudence a imposé une limite par le haut : dans une appréciation globale des peines de même nature, la Cour de cassation a jugé que « le juge judiciaire est tenu de respecter le principe selon lequel le montant global des sanctions pénales et fiscales éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l’une de celles encourues »[20].

Si donc une amende a déjà été prononcée par le juge administratif, le juge pénal ne pourra pas prononcer d’amende qui entraînerait le dépassement de la limite de 500 000 euros prévue pour une fraude fiscale non aggravée.

Cette règle fait écho à la règle gouvernant le prononcé des peines pénales en cas de condamnation pour plusieurs infractions à la fois, laquelle admet le cumul des peines de natures différentes (emprisonnement + amende), mais limite le cumul des peines de même nature au maximum légal le plus élevé prévu pour l’une des infractions jugées[21].

3. Un contrôle global de proportionnalité

Ce deuxième garde-fou n’est toutefois pas suffisant pour que le cumul des sanctions pénales et fiscales soit réellement acceptable : même plafonnée, il reste qu’un contribuable peut être condamné par le juge administratif à une sanction financière très lourde, puis être de nouveau condamné par le juge pénal à une sanction financière tout aussi lourde, voire plus, l’ensemble cumulé restant dans la limite du maximum légal.

Concrètement, si le juge administratif estime que les faits méritent une sanction fiscale de 250 000 euros, et que le juge pénal estime de son côté que les mêmes faits méritent une amende de 250 000 euros plus une peine de trois ans d’emprisonnement, le maximum légal de l’amende ne serait pas dépassé, mais, globalement, la répression ne sera-t-elle pas disproportionnée ?

Au cours des dernières années, la jurisprudence a, là encore, joué un rôle important pour concilier les différents impératifs, à commencer par la CJUE qui, dans un arrêt du 5 mai 2022, a jugé que le cumul des sanctions fiscales et pénales est conforme à la Charte des droits fondamentaux s’il demeure réservé aux cas les plus graves, et si l’ensemble des sanctions infligées dans le cadre de ce cumul, y compris les sanctions de natures différentes, n’excède pas la gravité de l’infraction constatée[22].

Lui emboîtant le pas, la Cour de cassation a entériné cette appréciation globale de la répression, en estimant qu’il fallait que, vis-à-vis d’un prévenu, « la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise »[23].

De plus, par un arrêt récent du 14 juin 2023, la Cour de cassation a accru les garde-fous en exigeant que les juges répressifs s’expliquent concrètement, dans leur décision, sur la proportionnalité de l’ensemble des sanctions pénales et fiscales au regard de la gravité des faits commis[24].

***

Ce contrôle de proportionnalité effectué dans une approche globale des sanctions est bienvenu et permettra peut-être de trouver un juste équilibre entre l’impératif de répression et le principe de nécessité des peines.

Dans l’hypothèse de poursuites devant le tribunal correctionnel ou devant le tribunal administratif, il conviendra donc d’adopter cette approche globale et de solliciter du juge un strict contrôle de proportionnalité des sanctions choisies, en combattant une lecture littérale de l’article 1741 du code général des impôts qui prétend permettre au juge pénal de juger « indépendamment des sanctions fiscales applicables ».

Bien sûr l’indépendance (donc la souveraineté) du juge pénal demeure, mais il ne doit pas et ne peut dorénavant pas juger indifféremment des sanctions fiscales éventuellement appliquées.

Maître Bernard RINEAU, Avocat associé

Maître Jean-Eloi de BRUNHOFF, Avocat en charge du pôle pénal


[1] Littéralement : « Pas deux fois pour la même chose ».

[2] Notamment : art. 6 CPP ; art. 368 CPP

[3] Notamment : art. 4.1 du Protocole 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; art. 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

[4] Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité

[5] Cass. crim., 6 juin 1952, Bull. crim. n°142

[6] Art. 188 CPP

[7] Art. 1728 à 1740E du code général des impôts

[8] Art. 1729 CGI

[9] Art. 1741 CGI

[10] Selon le ministère de l’Economie, le montant des impôts éludés en 2022 s’élève à 14,6 milliards d’euros. Selon le syndicat Solidaires finances publiques le montant global se situe entre 80 et 100 milliards d’euros par an.

[11] Cass. crim., 20 Juin 1996, n° 94-85.796

[12] En application de la règle générale du quintuple des amendes prévues pour les personnes physiques (art. 131-38 CP).

[13] CJUE, 26 février 2013, affaire C-617/10 Aklagaren / Hans Akerberg Fransson

[14] CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10 Grande Stevens et autres c. Italie

[15] Cons. const., 24 juin 2016, n°2016-546, et n°2016-546

[16] Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067, n°18-81.040, n°18-84.144, n°18-82.430, n°18-81.980

[17] Cass. crim., 6 mars 2019, n° 18-90.035 QPC

[18] 50 000 euros pour les personnes soumises à des obligations déclaratives auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique

[19] Art. L228 du Livre des procédures fiscales

[20] Cass. crim., 30 mars 2016, n°16-90.001

[21] Art. 132-3 CP

[22] CJUE 5 mai 2022, aff. C-570/20

[23] Cass. crim., 22 mars 2023, n°19-80.689 et n°19-81.929

[24] Cass. crim., 14 juin 2023, F-D, n°22-81.020