Droit pénal des affaires : Sur le cumul des poursuites pénales et fiscales pour fraude fiscale

En principe, une même personne ne peut être poursuivie ni condamnée plusieurs fois pour un même fait par une ou plusieurs juridictions différentes.

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Cette règle de bon sens interdisant le cumul des poursuites à raison du même fait mérite toutefois quelques précisions en matière fiscale, puisque le juge administratif dispose, aux côtés du juge pénal, d’un pouvoir de répression qui lui est propre (I. Principe).

De plus, en raison de certaines spécificités, la fraude fiscale fait exception au principe d’interdiction du cumul des poursuites à raison d’un même fait, puisque qu’un tel comportement peut être cumulativement sanctionné tant par le juge administratif que le juge pénal (II. Exceptions).

Cependant, pour être acceptable, les juges doivent respecter certaines conditions tempérant les effets d’un tel cumul (III. Tempéraments).

I. Le principe : l’interdiction du cumul des poursuites pour un même fait

Le principe d’interdiction du cumul des poursuites pénales pour un même fait, formulé par l’adage connu et ancien « Non bis in idem »[1], figure explicitement ou implicitement dans nombre de textes nationaux[2] ou internationaux[3].

Selon ce principe, dès lors qu’une décision juridictionnelle est devenue irrévocable – après l’épuisement des voies de recours ou l’expiration des délais de recours –, elle revêt l’autorité de chose jugée, laquelle interdit que des poursuites soient de nouveau engagées à l’encontre de la même personne à raison des mêmes faits.

L’autorité de chose jugée figure donc logiquement parmi les modes d’extinction de l’action publique, constituant une règle d’ordre public applicable en tout état de cause.

En matière pénale, ce mode d’extinction de l’action publique s’applique aux seules décisions juridictionnelles statuant définitivement sur l’action publique : relaxes, acquittements, ordonnances de non-lieu motivées en droit et, bien sûr, les condamnations, y compris les homologations de CRPC[4], les ordonnances pénales ou l’exécution des compositions pénales. Sont notamment exclues les décisions de classement sans suite[5], lesquelles ne sont ni juridictionnelles ni irrévocables, ou les ordonnances de non-lieu motivées en fait (pour insuffisance de charges), lesquelles ne sont pas irrévocables[6].

Cependant, particularité notable en matière fiscale, le juge pénal n’a pas le monopole des poursuites et des sanctions : il partage son pouvoir de punir avec le juge administratif, comme le procureur de la République partage son pouvoir de poursuivre avec l’administration fiscale.

Ces partages de pouvoirs avec d’autres autorités de poursuites et d’autres juridictions se retrouvent également dans quelques autres matières (disciplinaire, boursière, douanière).

Ainsi, pour punir la violation des nombreuses obligations fiscales, le juge administratif dispose d’un arsenal de sanctions fiscales, comprenant notamment les intérêts de retard, la majoration des droits éludés (10%, 40%, 80%, 100%), des pénalités ou des amendes[7].

Par exemple, en cas d’insuffisance ou d’inexactitude délibérée dans une déclaration de revenus (cas typique de fraude fiscale), un contribuable pourra se voir sanctionner par le juge de l’impôt d’une majoration de 40% des sommes éludées, et de 80% des sommes éludées en cas d’abus de droit ou manœuvres frauduleuses[8].

Mais en outre, s’agissant du délit pénal de fraude fiscale, le texte d’incrimination prévoit que tout fraudeur « est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction. »[9]

Cette admission du cumul pose tout de même de sérieuses difficultés théoriques et pratiques, nourrissant un contentieux abondant.

II. Les exceptions : la possibilité du cumul des poursuites fiscales et pénales pour fraude fiscale

Par dérogation au principe d’interdiction des poursuites différentes à raison d’un même fait, il a toujours été admis que les fraudes fiscales les plus graves puissent faire l’objet de sanctions pénales, en plus des sanctions fiscales.

Comment justifier cette mise à l’écart du principe non bis in idem ? D’un certain point de vue, et pour de nombreux prévenus poursuivis au pénal après avoir été sanctionnés sur un plan fiscal, ce cumul reste choquant.

Elle s’explique probablement parce que la lutte contre la fraude fiscale, objectif à valeur constitutionnelle, est à ce point cruciale qu’il soit permis non seulement de recouvrer l’impôt et de sanctionner pécuniairement le fraudeur, mais aussi, dans un souci de dissuasion et de répression, de punir le coupable par l’application sévère et infamante d’une condamnation pénale, qui, avec ses caractéristiques propres (emprisonnement, interdiction de gérer, solidarité et complicité du dirigeant à l’égard de sa société, diffusion et affichage, casier judiciaire, etc.), signifie la gravité de la transgression commise et son caractère socialement inacceptable.

Il est vrai que la fraude fiscale concentre de graves et nombreux inconvénients : son coût pharaonique pour les finances publiques[10], la rupture d’égalité des citoyens devant les charges publiques (entre les honnêtes et les malhonnêtes) et dans la distribution des prestations sociales, la rupture d’égalité entre les entreprises, les sociétés malhonnêtes bénéficiant déloyalement d’un avantage, la surtaxation des contribuables honnêtes ; sans s’étendre sur tout le cortège des délits connexes ou accessoires (abus de biens sociaux, banqueroutes, escroqueries, faux en écritures, délits comptables…).

Il ne faut pas oublier qu’à la différence d’une sanction purement fiscale (c’est le cas aussi de la matière disciplinaire ou boursière par exemple), une condamnation pénale incarne une forme de mise au ban de la société tout entière.

Ce cumul de deux mécanismes de répression est assumé par la Cour de cassation, qui, dans un arrêt de principe du 20 juin 1996, a déclaré que :

« les poursuites pénales du chef de fraude fiscale, qui visent à réprimer des comportements délictueux tendant à la soustraction à l’impôt, ont une nature et un objet différents de ceux poursuivis, par l’Administration, dans le cadre du contrôle fiscal, qui tendent au recouvrement des impositions éludées.

Qu’en effet, la règle “non bis in idem[…] n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux sanctions infligées par le juge répressif. »[11]

Mais bien sûr, une telle coexistence n’est pas admise sans garde-fou, sans quelques principes venant tempérer les ardeurs de la répression : qu’on s’imagine seulement que, du point de vue pénal, la fraude fiscale de base (non aggravée) peut être réprimée par une peine allant jusqu’à 5 ans d’emprisonnement, possiblement cumulée à une peine d’amende allant jusqu’à 500 000 euros d’amende, montant qui peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, outre les peines accessoires.

Pour les personnes morales, l’emprisonnement n’existe pas, mais l’amende peut aller jusqu’à 2 500 000 euros[12].

Vous ajouteriez à ces peines les sanctions fiscales rappelées plus haut, notamment une majoration de 80% des droits éludés, outre les droits eux-mêmes avec intérêts de retard… le résultat de cette adition deviendrait à son tour inacceptable en ce qu’il violerait un autre principe cardinal du droit pénal : celui de la nécessité des peines, et son corollaire le principe de proportionnalité.

III. Les tempéraments : un seuil, un plafond et une dose de proportionnalité

La jurisprudence, en particulier européenne, a fini par tempérer le principe du cumul des poursuites fiscales et pénales.

Ainsi, en 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que des poursuites pénales ne pouvaient pas se cumuler avec des poursuites fiscales si les deux étaient en tout point similaires et répétitives[13] : une première limite était clairement posée.

Par la suite, les développements jurisprudentiels ont permis de dégager trois tempéraments à la possibilité du cumul : par le bas, par le haut, et par le (juste) milieu.

1. Un seuil de gravité

A la suite de l’arrêt de la CJUE de 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a apporté sa contribution en précisant que lorsque des sanctions fiscales atteignent un certain niveau de sévérité, elles sont assimilables à des sanctions pénales qui ne peuvent se cumuler[14]. Cet arrêt marque l’avènement d’une conception matérielle des sanctions pénales, laquelle s’attache davantage au contenu de la sanction qu’à la juridiction dont elle émane.

Seules les fraudes fiscales dépassant un certain seuil de gravité peuvent justifier une répression pénale complémentaire à la répression fiscale, ainsi que l’a affirmé le Conseil constitutionnel dans ses arrêts du 24 juin 2016[15], et la Cour de cassation dans une série d’arrêts du 11 septembre 2019[16], la gravité résultant « du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention », concept notablement flou.

A noter que la Cour de cassation a refusé de transmettre une QPC critiquant l’imprécision du critère de gravité[17].

Dans le même esprit, la loi n°2018-898 du 23 octobre 2018 ayant supprimé le « verrou de Bercy » a prévu une obligation pour l’administration fiscale de dénoncer au procureur de la République les seules fraudes dépassant un montant de 100 000 euros de droits éludés[18]. Pour les fraudes d’un montant inférieur, l’administration n’y est pas tenue[19].

2. Un plafonnement de la sanction

Outre une limite par le bas, la jurisprudence a imposé une limite par le haut : dans une appréciation globale des peines de même nature, la Cour de cassation a jugé que « le juge judiciaire est tenu de respecter le principe selon lequel le montant global des sanctions pénales et fiscales éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l’une de celles encourues »[20].

Si donc une amende a déjà été prononcée par le juge administratif, le juge pénal ne pourra pas prononcer d’amende qui entraînerait le dépassement de la limite de 500 000 euros prévue pour une fraude fiscale non aggravée.

Cette règle fait écho à la règle gouvernant le prononcé des peines pénales en cas de condamnation pour plusieurs infractions à la fois, laquelle admet le cumul des peines de natures différentes (emprisonnement + amende), mais limite le cumul des peines de même nature au maximum légal le plus élevé prévu pour l’une des infractions jugées[21].

3. Un contrôle global de proportionnalité

Ce deuxième garde-fou n’est toutefois pas suffisant pour que le cumul des sanctions pénales et fiscales soit réellement acceptable : même plafonnée, il reste qu’un contribuable peut être condamné par le juge administratif à une sanction financière très lourde, puis être de nouveau condamné par le juge pénal à une sanction financière tout aussi lourde, voire plus, l’ensemble cumulé restant dans la limite du maximum légal.

Concrètement, si le juge administratif estime que les faits méritent une sanction fiscale de 250 000 euros, et que le juge pénal estime de son côté que les mêmes faits méritent une amende de 250 000 euros plus une peine de trois ans d’emprisonnement, le maximum légal de l’amende ne serait pas dépassé, mais, globalement, la répression ne sera-t-elle pas disproportionnée ?

Au cours des dernières années, la jurisprudence a, là encore, joué un rôle important pour concilier les différents impératifs, à commencer par la CJUE qui, dans un arrêt du 5 mai 2022, a jugé que le cumul des sanctions fiscales et pénales est conforme à la Charte des droits fondamentaux s’il demeure réservé aux cas les plus graves, et si l’ensemble des sanctions infligées dans le cadre de ce cumul, y compris les sanctions de natures différentes, n’excède pas la gravité de l’infraction constatée[22].

Lui emboîtant le pas, la Cour de cassation a entériné cette appréciation globale de la répression, en estimant qu’il fallait que, vis-à-vis d’un prévenu, « la charge finale résultant de l’ensemble des sanctions prononcées, quelle que soit leur nature, ne soit pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction qu’il a commise »[23].

De plus, par un arrêt récent du 14 juin 2023, la Cour de cassation a accru les garde-fous en exigeant que les juges répressifs s’expliquent concrètement, dans leur décision, sur la proportionnalité de l’ensemble des sanctions pénales et fiscales au regard de la gravité des faits commis[24].

***

Ce contrôle de proportionnalité effectué dans une approche globale des sanctions est bienvenu et permettra peut-être de trouver un juste équilibre entre l’impératif de répression et le principe de nécessité des peines.

Dans l’hypothèse de poursuites devant le tribunal correctionnel ou devant le tribunal administratif, il conviendra donc d’adopter cette approche globale et de solliciter du juge un strict contrôle de proportionnalité des sanctions choisies, en combattant une lecture littérale de l’article 1741 du code général des impôts qui prétend permettre au juge pénal de juger « indépendamment des sanctions fiscales applicables ».

Bien sûr l’indépendance (donc la souveraineté) du juge pénal demeure, mais il ne doit pas et ne peut dorénavant pas juger indifféremment des sanctions fiscales éventuellement appliquées.

Maître Bernard RINEAU, Avocat associé

Maître Jean-Eloi de BRUNHOFF, Avocat en charge du pôle pénal


[1] Littéralement : « Pas deux fois pour la même chose ».

[2] Notamment : art. 6 CPP ; art. 368 CPP

[3] Notamment : art. 4.1 du Protocole 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; art. 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

[4] Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité

[5] Cass. crim., 6 juin 1952, Bull. crim. n°142

[6] Art. 188 CPP

[7] Art. 1728 à 1740E du code général des impôts

[8] Art. 1729 CGI

[9] Art. 1741 CGI

[10] Selon le ministère de l’Economie, le montant des impôts éludés en 2022 s’élève à 14,6 milliards d’euros. Selon le syndicat Solidaires finances publiques le montant global se situe entre 80 et 100 milliards d’euros par an.

[11] Cass. crim., 20 Juin 1996, n° 94-85.796

[12] En application de la règle générale du quintuple des amendes prévues pour les personnes physiques (art. 131-38 CP).

[13] CJUE, 26 février 2013, affaire C-617/10 Aklagaren / Hans Akerberg Fransson

[14] CEDH, 4 mars 2014, n°18640/10 Grande Stevens et autres c. Italie

[15] Cons. const., 24 juin 2016, n°2016-546, et n°2016-546

[16] Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067, n°18-81.040, n°18-84.144, n°18-82.430, n°18-81.980

[17] Cass. crim., 6 mars 2019, n° 18-90.035 QPC

[18] 50 000 euros pour les personnes soumises à des obligations déclaratives auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie politique

[19] Art. L228 du Livre des procédures fiscales

[20] Cass. crim., 30 mars 2016, n°16-90.001

[21] Art. 132-3 CP

[22] CJUE 5 mai 2022, aff. C-570/20

[23] Cass. crim., 22 mars 2023, n°19-80.689 et n°19-81.929

[24] Cass. crim., 14 juin 2023, F-D, n°22-81.020